Une Nuit infinie

Eliot Schrefer

Un vaisseau spatial, deux astronautes. Ce roman de science-fiction va vous retourner le cerveau !

Le satellite de Saturne, Titan, est le plus proche corps céleste capable d’accueillir la vie humaine.

23 janvier 2470. La Citoyenne X1, de la Compagnie Coloniale Cusk, est la première à y poser le pied.

Les deux derniers pays de la Terre, Dimokratía et la Fédération, célèbrent ensemble cet événement.

Six semaines plus tard, la liaison avec le camp de base fondé par l’astronaute Minerva Cusk est brusquement interrompue.

Le monde comprend alors que son plus grand espoir vient de s’éteindre.

Deux ans plus tard, des rapports révèlent que la balise de détresse de Minerva Cusk a été déclenchée manuellement.

Une opération de sauvetage est lancée.

C’est ici que commence cette histoire.

***********

Ma mère ne répond pas quand je frappe à sa porte.

Ses pieds projettent des ombres dans le mince rai de lumière qui filtre sous la porte de sa chambre.

La voix de ma sœur s’élève à l’autre bout du couloir :
    — Ambrose, viens avec moi.

Le lit de Minerva est douillet et chaud. Je m’y sens bien. Mais ce sont ses bras qui me réconfortent le plus. J’ignorais combien j’avais besoin de son étreinte.

Une fois mes pleurs taris, elle me chuchote :
— Aussi longtemps que je vivrai, quelqu’un t’aimera…

***********

Sa voix résonne sur une plage de sable rose : « Debout, Ambrose. Viens faire la course avec moi. »
    L’instant d’après, Minerva est en train de se noyer. Ses bras frappent désespérément la surface de l’eau, en vain.
    J’essaie de hurler, mais ma gorge est tellement sèche que je ne parviens pas à émettre le moindre son.
    Minerva n’a jamais eu besoin d’aide, pas une seule fois dans toute sa vie.
    Je n’arrive pas à ouvrir les yeux.
    Je ne suis pas là où je croyais être. De nouveau, j’essaie de crier, malgré le feu qui brûle au fond de ma gorge. J’arrive ! Je vais te sauver !
    Soudain, un fracas retentit. Deux objets en plastique dur sont entrés en collision. Sur l’instant, le bruit est assourdissant, puis son écho s’évanouit peu à peu.
    Quand j’ouvre les yeux, le monde ne semble pas avoir changé… sauf que je ne vois absolument rien.
    Suis-je aveugle ?

    Un tintement suivi d’un bourdonnement brise le silence.

    Non, je ne suis pas aveugle. C’est le noir absolu autour de moi.
    Une lumière violette disperse brusquement les ténèbres et m’oblige à placer une main en visière sur mon front.
    — Il y a quelqu’un ? demandé-je en clignant des paupières.
    Une voix me répond. Je la connais.
    — Ambrose, vous avez été victime d’un accident à la suite duquel vous êtes tombé dans le coma. Vous pourrez vous asseoir quand je vous le dirai.
    — Maman ? Où es-tu ?
    Ma voix ressemble à un sanglot. Elle n’aurait pas aimé entendre une telle marque de faiblesse.
    — Je ne suis pas votre mère, bien que mon identité vocale puisse paraître trompeuse. En réalité, je ne fais qu’utiliser le timbre de sa voix.
    Le timbre de sa voix… Tout à coup, les pièces du puzzle s’assemblent dans mon esprit. Je me trouve à bord d’un vaisseau spatial, et plus précisément à bord de l’Endeavor. Et cette voix est celle de mon système d’exploitation baptisé OS, pour « Operating System ». D’ailleurs, ma mère ne me vouvoierait pas.
    Mes yeux se déplacent rapidement dans leurs orbites pour observer ce qui m’entoure : des murs en polycarbonate blanc, un zéro et un quatre imprimés en larges capitales à côté d’une porte… Je ne vois de sable nulle part. Mais après tout, pourquoi y en aurait-il ? Cet endroit n’est pas conçu pour accueillir une plage, ni le moindre grain de sable d’ailleurs. Je ne suis pas au bord de la mer, mais en mission.
    — Quel est le point sur la mission ? Y a-t-il des nouvelles de ma sœur ? demandé-je.
    Ma mère – ou plutôt le système d’exploitation du vaisseau – n’a pas besoin de temps pour réfléchir. Sa réponse me parvient avant même que j’aie terminé de poser ma question.
    — Votre mission est de retrouver Minerva vivante, ou de récupérer son corps dans le cas contraire.
    — Ça, je le sais, OS. Je t’ai demandé de faire un point sur la situation.
    Le sol bourdonne. Un souvenir me revient subitement. Je revois mes parents ainsi que mes frères et sœurs en train de gambader et s’amuser sur le sable rose de notre plage labellisée Cusk. Habillée de sa combinaison de bain blanche, Minerva barbote dans les vagues d’eau de mer vaporeuse. Sur le rivage, ma mère l’encourage et l’incite à accélérer : « Plus vite, Minerva ! Je sais que tu peux aller plus vite ! » Mes doigts bronzés par un soleil de plomb fouillent les grains de sable artificiels en quête de coquillages. La station spatiale de ma famille se trouve quelque part dans le ciel, entourée de ses antennes radio en rotation. De nombreux satellites récréatifs comme le nôtre hantent ce même ciel.
    — Tu tardes à répondre parce que tu n’as aucune information ou parce que Minerva est morte ?
    D’autres mots se bousculent sur ma langue, mais les prononcer à voix haute me ferait trop mal.
    — Je vous mettrai au courant de la situation quand vous serez prêt.
    Je réussis à secouer la tête, ce qui a pour effet de faire grincer mes vertèbres ankylosées.
    — C’est quoi ces conneries ? grogné-je. C’est encore moi le chef à bord. Alors maintenant, tu vas me répondre et me dire ce qui se passe.
    — Nous avons rencontré quelques complications lors du lancement, mais tout est finalement revenu dans l’ordre, explique OS. Vous êtes à bord du Coordinated Endeavor, à plusieurs semaines de distance de la Terre et de sa lune. Nous sommes en route vers Titan. La balise de détresse de Minerva émet toujours un signal et celui-ci n’a pas été modifié depuis qu’il a été activé.
    Ma sœur est forcément en vie. Si elle était morte, ça voudrait dire qu’elle aurait échoué, et Minerva Cusk n’échoue jamais ce qu’elle entreprend. J’essaie de déglutir, mais ma bouche est tellement sèche qu’elle ne contient plus du tout de salive.
    — De l’eau, croassé-je.
    — Il y a un verre juste à côté de vous, sur votre table de chevet, m’indique OS.
    Mon regard se baisse puis s’étrécit en se posant sur une main. C’est bien ma main, mais en même temps, j’ai l’impression qu’elle appartient à quelqu’un d’autre tant mes mouvements manquent de dextérité. Sans compter que mon cerveau encore embrumé, qui s’extasie sur la beauté de mes doigts, ne m’est vraiment d’aucune aide. Dans ma tentative de dompter mes articulations engourdies, ma main heurte le plateau en plastique à côté de moi. Un verre d’eau est posé dessus, loin de moi. Après quelques gestes maladroits, je parviens à l’approcher de ma tête mais rate ma bouche, et l’eau qu’il contient se renverse sur mon visage en dégoulinant le long de ma joue. Sous l’assaut d’une douleur lancinante provoquée par mon sursaut de surprise, les muscles de mon bras se contractent à l’extrême et le verre m’échappe pour tomber au sol et rouler plus loin. Un seul mot réussit à franchir la barrière de mes lèvres au milieu de ma souffrance : « aïe ».
    Un bruit se fait entendre dans la pièce d’à côté, puis Rover, qui ressemble à la moitié d’un ballon de basket blanc, apparaît dans l’embrasure de la porte. Le robot longe le mur jusqu’à se positionner à ma hauteur, avant d’émettre un léger grincement. L’un de ses panneaux coulisse alors pour révéler des pinces articulées qui se saisissent du verre renversé et le redressent. Puis un pulvérisateur émerge d’une autre ouverture et le remplit d’eau.
    — Il faudra vous hydrater dès que vous en serez capable.
    Bien qu’OS emprunte la voix de ma mère pour s’adresser à moi, je me force à me rappeler que ma véritable mère se trouve toujours sur Terre. Je refuse de commettre deux fois la même erreur.
    — Il vaudrait mieux que vous échauffiez vos muscles avant d’essayer de boire davantage, ajoute OS.
    J’étire mon autre bras, qui se révèle être relié à une intraveineuse. Une crampe m’oblige à le reposer sur le lit… ou plutôt le brancard d’hôpital sur lequel je suis allongé. Mes muscles me font de plus en plus mal. Le souffle coupé par la douleur, je suffoque. Au vu de mon état actuel, je ne peux me résoudre à tenter de boire à nouveau. J’en suis tout bonnement incapable.
    Mon corps semble léger, comme si je planais. C’est la même sensation que lorsque j’avais retrouvé mes camarades de classe dans les bois, cet après-midi-là. Nous avions descendu une bouteille de Pepsi Rhum en nous taquinant mutuellement, entre défis tous plus idiots les uns que les autres et grands éclats de rire. Nous étions saouls avant même de nous en rendre compte. J’avais embrassé quatre d’entre eux ce jour-là avant de m’éclipser pour faire des tours de piste.
    Mais je ne peux pas être ivre au sortir d’un coma. Ce n’est qu’une impression, songé-je.
    — Ma tension artérielle…, croassé-je en grimaçant.
    — … est encore basse. Alors, ne vous levez pas avant que je vous en donne l’autorisation, Ambrose Cusk.
    — Je ne peux pas me réveiller d’un coma. C’est impossible, contesté-je avant d’être saisi d’une violente quinte de toux.
    Je suis surpris par ma propre stupidité. Ce ne sont pas tant les mots que je viens de prononcer qui me poussent à me fustiger mentalement. Non, c’est le fait d’avoir essayé de parler alors que des éclats de verre tapissent toujours le fond de ma gorge.
    — En raison de votre décollage précipité, les mesures de sécurité censées vous protéger ont été inefficaces, m’informe la voix de ma mère. Vous avez perdu connaissance avant même que votre navette ait quitté l’atmosphère terrestre. Mais je ne peux pas vous laisser vous reposer trop longtemps. Nous avons déjà pris trop de retard sur le programme initial.
    Un décollage précipité ?
    Je voudrais demander au système d’exploitation ce que ça signifie, mais ne parviens à produire qu’un misérable croassement…
    Je tente alors d’arguer qu’Ambrose Cusk ne perd jamais connaissance, mais ma tentative ne se révèle pas plus concluante que la précédente.
    On ne peut pas dire que je sois à la hauteur des talents que possède ma sœur aînée. Si je devais être tout à fait franc, je dirais même que je ne lui arrive pas à la cheville.
    — Votre discours n’est pas suffisamment évocateur pour que je puisse en déduire vos pensées actuelles, déclare OS. Je vais donc poursuivre le cours de notre conversation précédente.
    Pendant qu’OS parle, je fais jouer les articulations de mes mains. Mes tendons commencent à s’assouplir. Dans un premier temps, je parviens à bouger le bout de mes doigts, puis le reste de chaque articulation. Je remue ensuite mes pieds tout en contractant les muscles de mes fesses. Ces simples gestes me demandent beaucoup d’efforts, à tel point que mon souffle s’est rapidement raccourci. Mais si je continue comme ça, peut-être que je finirai par réussir à me mettre debout.
    — Nous avons eu une fuite d’air et nous dirigeons vers un astéroïde dont le noyau est constitué d’eau gelée. Nous l’atteindrons dans 1,7 jour très exactement. Nous pouvons électrolyser cette eau pour reconstituer l’oxygène perdu. Aussi suis-je en train de régler notre vitesse ainsi que notre trajectoire sur celles de l’astéroïde pour que nous puissions le capturer dans nos filets. Si nous ratons cette occasion de renouveler notre stock d’oxygène, la vie à bord du Coordinated Endeavor pourrait devenir impossible.
    J’opère un mouvement de balancier avec mon buste pour tenter de me redresser. Bien que n’ayant pas de crampe au ventre, j’ai vraiment l’impression d’être dans le même état que quelqu’un qui aurait descendu une bouteille de Pepsi Rhum. Il ne fait aucun doute que je vais bientôt vomir. Je serre les dents et lève mon bras. Mes muscles se crispent, mes doigts gourds se changent en serres. Mais en me concentrant et en respirant lentement – ou devrais-je dire en hurlant sous l’effet de la douleur que me provoque le moindre geste –, j’arrive à saisir le verre en plastique à côté de moi.
    Je le porte à mes lèvres. La majeure partie du liquide coule sur mon menton et inonde mon torse, mais quelques gouttes tombent dans ma bouche. Le robot pivote et remplit à nouveau le verre. Cette fois, je me sers de mon bras gauche pour boire, en attendant que les doigts de ma main droite se détendent, et parviens à ingurgiter une quantité d’eau plus importante. Mes efforts commencent à payer, puisque je retrouve peu à peu l’usage de mon corps.
    J’aimerais savoir combien de temps j’ai passé dans les vapes, mais OS a raison : pour le moment, la priorité est d’assurer notre survie. Tout le reste attendra que nous soyons hors de danger.
    — Donc soit nous récupérons cet astéroïde, soit je meurs, résumé-je.
    Une image issue des profondeurs ensablées de ma mémoire me revient. Il s’agit du grand hall de l’Académie Cusk, avec ses murs tapissés de plaques commémoratives et de médailles. Devant eux sont alignés une ribambelle d’astronautes en costume de coton qui craque comme du papier.
    Dans l’air, des projections holographiques annoncent qui sont les candidats sélectionnés pour la prochaine étape et, par extension, qui se rapproche de la mission tant convoitée. À cet endroit, trois ans auparavant, le nom de Minerva et son avatar ont illuminé le ciel pour annoncer sa victoire. Ce jour-là, ma grande sœur affichait un immense sourire. Elle paraissait plus que confiante en apprenant son départ pour Titan et sa mission d’investigation. La seule personne qui m’aimait vraiment était couverte de lauriers et acclamée par les foules. Elle ne m’appartenait plus. Tout comme elle, trois ans plus tard, j’ai vu mon portrait s’afficher dans le ciel et me suis retrouvé sous le feu des projecteurs, avec un grand sourire aux lèvres et une assurance tout aussi forte que la sienne au moment où j’ai été choisi pour aller la sauver.
    — Je me souviens de mon entraînement, continué-je d’une voix rauque. Je me rappelle avoir été sélectionné. Je me souviens de mon dernier jour à la plage, puis de l’examen médical lors duquel les médecins ont vérifié l’intégralité de mes fonctions physiques. Mais je ne me souviens plus du tout du décollage… En fait, je ne me souviens de rien à partir de ce moment-là.
    — Ce n’est pas surprenant. Vous avez été beaucoup secoué, souligne OS. En raison de leur constitution organique, les humains ont le corps particulièrement fragile.
    — Ce ne serait pas le premier coup que je me prends sur la tête, concédé-je en me tapotant le crâne pour illustrer mes propos.
    Nos entraîneurs avaient pour habitude de nous harnacher à une roue de manège et de nous faire tournoyer pour mesurer la force gravitationnelle que nous pouvions supporter. J’ai toujours réussi ce genre de tests avec brio.
    — Combien de temps suis-je resté inconscient ?
    — Deux semaines, me révèle OS.
    Deux semaines ? C’est carrément gênant… Ma perte de connaissance ne faisait pas partie du programme de la mission.
    Je m’assieds en balançant mes jambes sur le côté. Mauvaise idée. Je pousse un cri et retombe lourdement contre le matelas.
    — Restez tranquille, Ambrose, me réprimande OS avec la voix de ma mère. Vous n’êtes pas encore en état de vous lever. Je vous ferai savoir quand ce sera le cas. En attendant, vous devez rester couché.
    Rover avance le long du mur en produisant un vrombissement suivi d’un bourdonnement mécanique. Lorsqu’il arrive à côté de moi, ses bras métalliques émergent en tenant délicatement une forme bombée à l’aspect mou, semblable à une saucisse, entre leurs pinces. L’intérieur de cet étrange boyau est rempli d’une sorte de liquide brun foncé contenant des bulles de gaz. Quelle que soit cette chose, l’odeur qui s’en échappe est… ragoûtante.
    — OS, est-ce que Rover vient de faire caca ?
    — D’une certaine façon, oui, confirme OS. Votre microbiote intestinal doit être immédiatement reconstitué pour prévenir toute réponse inflammatoire auto-immune. J’ai sélectionné ces organismes pour repeupler votre appareil digestif avec une quantité idéale de bactéries considérées comme seines.
    — Me faire manger de la merde ne faisait pas partie du programme de la mission.
    Je me souviens très bien des instructions reçues pour le sauvetage de Minerva et des plans qui ont été établis pour mon voyage à bord de l’Endeavor. Seul le début de la mission a disparu de ma mémoire.
    — Les deux semaines que vous avez passées dans le coma ne faisaient pas non plus partie du programme de la mission.
    Pour le coup, il marque un point, même si je dois bien admettre que je ne m’attendais pas à une telle mesquinerie de sa part.
    Rover remplit de nouveau mon verre d’eau.
    — Allez, cul sec, m’encourage la voix de ma mère.
    — Je n’aurais pas dit mieux. Je suppose que cette expression familière était préprogrammée dans ton système.
    J’inspecte la boulette marron. Au moins, je peux remercier le centre de contrôle d’avoir conditionné correctement cette merde avant de me la faire manger.
    — D’ailleurs, maman n’aurait jamais dit « cul sec », remarqué-je. Elle est bien trop polie pour utiliser ce genre d’expression. Mais ce n’était pas le cas de toutes celles qui se sont occupées de moi pendant mon enfance. En fait, je suis pratiquement sûr que maman ne s’est jamais approchée d’une couche de bébé. Je ne l’ai même quasiment jamais vue pendant les dix premières années de ma vie. C’est Minerva qui m’a pour ainsi dire élevé.
    Je mets la boulette dans ma bouche et l’avale à l’aide d’une gorgée d’eau. La déglutition, douloureuse, m’arrache un grognement. Les yeux embués, je fais semblant de sourire.
    — S’il te plaît, maman, je peux en avoir encore ? plaisanté-je.
    — Vous avez ingurgité suffisamment de bonnes bactéries pour l’instant.
    — Oui, je suis bien d’accord, approuvé-je tout en éructant le rot le plus disgracieux qu’un humain ait jamais produit.
    Les limites de la pièce se brouillent devant mes yeux. Je ferme les paupières et me concentre sur ma respiration pour ne pas régurgiter ce que je viens d’avaler. « La nausée sera ta compagne, il faut t’y faire », m’a dit Minerva lors d’une longue promenade à travers le domaine familial lorsqu’elle a appris que j’étais admis à l’Académie Cusk. « Elle sera ta seule constante pendant toute la durée de ton entraînement. » Tout en songeant à elle, je me laisse porter par les vagues de haut-le-cœur jusqu’à ce qu’elles s’apaisent.
    — Combien de temps nous faudra-t-il pour rejoindre ma sœur ?
    — Environ cent quatre-vingt-onze jours.
    Tandis que mes veines se gorgent d’un liquide revigorant, mon esprit se met en branle, tirant des conclusions auxquelles j’aurais été bien incapable d’arriver il y a une minute à peine. Un large sourire s’épanouit sur mes lèvres, étirant douloureusement les muscles de mon visage. Ça ne se voit probablement pas, mais je suis rempli de joie.
    — OS, nous sommes dans l’espace ! m’exclamé-je avec émerveillement.
    Durant les millisecondes qui précèdent sa réponse, j’imagine OS fustigeant mentalement les responsables de ma présence sur ce vaisseau.
    — C’est tout à fait juste, astronaute Cusk. Nous sommes dans l’espace.
    J’arrache ma perfusion, balance mes jambes sur le côté et me lève. En me voyant faire, Rover se met à lancer des signaux d’alerte. Je remarque alors que du sang commence à tacher le sol blanc et brillant… mon sang.
    Mes pieds ne sont plus que des cloques remplies d’un liquide gras. La peau est gonflée et recouverte de traînées violettes et rouges là où mon sang s’écoule. Des éclairs blancs envahissent ma vision et l’inconscience me happe.

_-*Tâches restantes : 342*-_

L’eau échappée de mon verre perle sur la toile cirée de mon uniforme.
    J’ai la pire gueule de bois de toute l’histoire des gueules de bois. Celle-ci est bien pire que lors de cette fameuse soirée de beuverie en compagnie de mes camarades astronautes, lorsque nous nous étions réveillés à moitié nus après avoir vidé une bouteille de Pepsi Rhum.
    Je relève la tête pour la décoller du sol couvert de vomissures. Le vertige qui me saisit alors est presque aussi fort que la migraine qui se déchaîne sous mon crâne.
    — Bon retour parmi nous, Ambrose. Vous êtes à bord du Coordinated Endeavor, annonce OS.
    — Je sais. Je m’en souviens, répliqué-je en grimaçant. Je me suis évanoui, c’est tout. Demande à Rover de m’apporter un chiffon humide.
    Malgré mon mal de tête et ma coordination encore hasardeuse, je parviens à me mettre debout et tente d’assurer mon équilibre en écartant les bras à la manière d’un surfeur.
    — Votre chiffon arrive bientôt.
    Au même moment, un haut-le-cœur me saisit et je me penche en avant pour vomir avec toute l’élégance dont je suis encore capable.
    — Étant donné que votre estomac continue de régurgiter son contenu, c’est une chance que nous ne soyons pas dans la partie du vaisseau réglée en gravité zéro.
    — Je suis bien d’accord, acquiescé-je en m’essuyant la bouche. Nettoyer du vomi en apesanteur… Je n’imagine pas la galère. Ça aurait occupé Rover pendant un long moment. Peux-tu m’ouvrir la porte, OS ?
    — Êtes-vous sûr d’être prêt à vous déplacer ?
    — Oui. Ne mets pas en doute mes ordres, OS. Et fais-moi un rapport sur le signal de Titan dès que possible.
    La porte de l’infirmerie se relève doucement pour révéler à ma vue un petit couloir blanc. Je n’ai pas enfilé de chaussures, et bien que chaque pas réveille des élancements dans la plante de mes pieds nus, la douleur reste supportable.
    Bravo, Ambrose, tu arrives à marcher ! me félicité-je intérieurement.
    — N’hésitez pas à vous asseoir chaque fois que vous en sentirez le besoin. Les humains ont la tête non seulement lourde, mais aussi loin du sol, ce qui la rend d’autant plus susceptible de subir des dégâts lors d’une chute.
    — C’est certainement un défaut de conception, commenté-je en ravalant une nouvelle vague de nausée. Mieux vaut ne pas avoir de tête ni de corps. Comme toi.
    — Je suis assez d’accord avec vous sur ce point.
    — Ça ne m’étonne pas de toi, OS, dis-je avec un sourire en arrivant devant la porte suivante. Peux-tu te charger d’ouvrir celle-là aussi ?
    Elle commence à s’ouvrir, mais s’arrête brusquement en me laissant juste assez d’espace pour que je puisse me glisser de l’autre côté.
    — Il va falloir que je répare cette porte. Je suppose que ça n’a pas encore été fait parce que le mécanisme est hors de portée de Rover ?
    — C’est exact, confirme OS. Bien que Rover soit programmé pour assurer l’entretien du vaisseau, les tâches se sont accumulées, si bien qu’il ne peut pas toutes les assumer. J’ai tenu à jour un registre des travaux de maintenance qui requièrent votre attention. Celui-ci contient trois cent quarante-deux entrées. Entrée n° 1 : dans la pièce numéro 0, vérifier les installations électriques du sous-sol. Entrée n° 2 : dans la pièce numéro 0, identifier la source à l’origine des relevés erratiques d’azote. Entrée n° 3 : dans la pièce numéro 1…
    Tout compte fait, OS ressemble beaucoup à ma mère…
    — Pas maintenant, OS, le coupé-je en tapotant ma tempe du doigt.
    Ce n’est pas là que ma tête me fait le plus souffrir, la palme de la zone la plus douloureuse revenant sans conteste à la base de mon crâne.
    — Laisse tous les couloirs ouverts. J’examinerai les portes plus tard. Pour le moment, je n’ai aucune envie de me retrouver coincé à cause d’une porte bloquée.
    — C’est fait. Peut-être devrais-je quand même placer les portes sous la responsabilité de Kodiak ?
    Kodiak ? La mission ne me revient que lentement en tête. Ce dénommé Kodiak fait sûrement partie des choses dont je ne me souviens pas encore.
    — Pour l’instant, la priorité est de se réapprovisionner en oxygène grâce à cet astéroïde et d’en savoir plus concernant la situation sur Titan, rappelé-je.
    Je tourne à l’angle du couloir et la large baie vitrée de la pièce numéro 6 apparaît devant moi. Je tombe à genoux, les mains sur la bouche.
    Un champ infini d’étoiles s’étale sous mes yeux. Parmi ces explosions atomiques qui envoient des ondes de lumière, seule une infime partie est destinée à se dissiper sur ma rétine. Libre de toute atmosphère susceptible de troubler ma vue, je plonge mon regard dans le vide intersidéral, ce néant plus absolu que n’importe quel vide sur Terre.
    Dans l’espace, chaque vide, même le plus petit, se voit comblé par des pointes de lumière encore plus lointaines. Nulle part le vide ne s’épanouit réellement. Une extrême solitude m’assaille à cette pensée. D’une certaine façon, l’espace est si profondément mélancolique qu’il ne dégage aucune tristesse, comme une note si basse qu’on finit par cesser de l’entendre. Même le chagrin que je ressens face à mon insignifiance semble dérisoire.
    J’ai passé des milliers d’heures à m’entraîner dans une reconstitution de la salle numéro 6. Sur Terre, pour rejoindre la reproduction à taille réelle de l’Endeavor, je devais traverser un hangar d’un kilomètre de long dans lequel s’alignaient des hélicoptères de l’armée et des robots déconnectés. Apprentis et mécaniciens travaillaient ici et là, tandis que des enfants réfugiés nous observaient, au loin, depuis leurs campements situés de l’autre côté des clôtures électriques.
    Parfois, quand les cyclones de chaleur et les tempêtes de sable estivales devenaient particulièrement violents, les immenses portes du hangar étaient scellées. Mais lorsqu’elles étaient ouvertes, elles laissaient apparaître les jaunes et bleus étincelants ainsi que les roses artificiels de la plage de Mari à l’horizon.
    Les bandes bleues et jaunes ayant accompagné mon entraînement ont laissé place à un noir profond agrémenté de gerbes d’opale qui se succèdent par la fenêtre au fur et à mesure de la rotation du vaisseau. L’Endeavor tourne sur lui-même afin de créer une pesanteur artificielle, faisant ainsi défiler les étoiles dans le ciel.
    — Je viens de déplacer le pointeur du vaisseau. La nouvelle vue que vous aurez très bientôt pourrait vous intéresser, annonce la voix de ma mère.
    Ça me fait de plus en plus bizarre de l’entendre ici.
    — Il va vraiment falloir que je change ta voix.
    — J’utilise les intonations vocales de la Présidente Cusk, mais je suis complètement indépendant de son cerveau, bien que ce soit sa société qui m’ait conçu.
    — Oui. Je sais bien, OS.
    Le fameux endroit que voulait me montrer OS n’est toujours pas en vue, alors je m’allonge par terre pour attendre que le vaisseau termine sa rotation, soulagé de sentir la pression du sol en polycarbonate contre ma colonne vertébrale. Dans mon état actuel, je serais capable de rester là, dans cette même position, pendant un long moment.
    — OS, pourquoi ai-je perdu connaissance ? Qu’est-ce que ma tête a heurté exactement ? Ce n’est pas dans mes habitudes de rester dans les vapes aussi longtemps.
    — Rotation terminée. Jetez un œil à l’extérieur, Ambrose.
    Mon agacement disparaît instantanément à la vue du spectacle époustouflant qui se dévoile sous mes yeux. OS nous a placés face à la Terre. À cette distance, notre planète paraît minuscule, mais nous en sommes encore suffisamment proches pour déceler ses nuances bleues qui la différencient des étoiles. Je colle davantage mon visage contre la vitre et, sur la demi-face visible de la sphère, parviens à distinguer une masse de nuages tourbillonnants sous laquelle apparaissent des morceaux de terres brunes.
    Ce sont des cyclones de chaleur, comme ceux qui ont ravagé l’Australie et Firma Antartica quelques mois seulement avant notre départ. Ces mêmes cyclones qui nous ont obligés à changer d’aire de lancement et à opter pour la plateforme de la plage de Mari.

UNE NUIT INFINIE

Tome unique, 416 p.

Eliot Schrefer

Format relié/hardback avec jaquette

Deux garçons seuls dans l’espace.
Une mission.

Lorsque Ambrose se réveille à bord du Coordinated Endeavor, il n’a aucun souvenir du décollage, ni de cet autre astronaute avec qui il fonce à travers l’espace. Que lui est-il arrivé ? Et que lui cache OS, le système d’exploitation du vaisseau ?

AIMER AU-DELÀ DU POSSIBLE…

 

Illustration de jaquette © Sarah Maxwell
Illustration de couverture © Talenta Priyatmojo

Une Nuit infinie annonce