Saules de Brume

Jeff Wheeler

Dans cette aventure entre ciel et terre, où les manoirs flottent au milieu des nuages grâce à une magie énigmatique, faites la connaissance de Cettie et Séra, deux jeunes filles aussi courageuses qu’ingénieuses aux destinées hors du commun.

SAULES DE BRUME

Livre 1/5, 448 p.

Jeff Wheeler

Format relié/hardback avec jaquette

Il existe deux mondes.
L’un a conquis les nuages.
L’autre a sombré dans le brouillard.

Abandonnée alors qu’elle était enfant, Cettie vit le ventre creux, dans la peur des fantômes qu’elle semble être la seule à voir. Elle réside dans le monde den bas, jusqu’à ce qu’un vice-amiral fortuné l’en délivre, lui offrant la vie dont elle a toujours rêvé, tout là-haut dans les nuages. Là où les manoirs flottent dans le ciel grâce à une magie énigmatique et où les privilégiés mènent des vies de rois.

Séra est la petite-fille de l’Empereur. Toutes envient sa place. Pourtant, seule avec sa gouvernante et ses parents, la jeune princesse n’a qu’un désir : explorer le monde qu’elle aperçoit tout juste depuis sa fenêtre.

La vie des deux jeunes filles est sur le point de changer à jamais.

Extrait

Les éditions Rivka vous invitent à découvrir les 3 premiers chapitres de Saules de Brume. Merveilleuse lecture !

Il existe divers mondes. Pourtant, nous nous éloignons constamment, par degrés, des autres. Nous créons des distinctions arbitraires pour nous singulariser. Mais laissez-moi d’abord vous parler des deux mondes principaux qui gravitent l’un autour de l’autre. Il y a ceux qui vivent dans des domaines et des villes, lesquels ont conquis les nuages et sont perchés dans les airs pour mieux dominer les vastes paysages en contrebas. Il s’agit du monde supérieur. Le monde des fortunés. Le monde des chanceux. Le monde où règnent les Mystères. L’autre monde est plus sombre. Il abrite des quartiers d’une pauvreté extrême. Des allées tortueuses, des gamins des rues, des gangs. C’est un monde de brouillard. Un monde de toux, de maladies et de pestilence. C’est un monde où l’industrie pousse les ambitieux à tout risquer – et où les puissants et les riches sombrent dans la honte une fois leur fortune dilapidée dans les jeux de hasard et le pouvoir. Ce sont deux mondes très différents. Et pourtant, ils sont quasiment similaires.

Lady Corinne de Couvée d’Azur

CETTIE

Chapitre 1

La fille qui peut les voir

Cettie des Chutes. C’est ainsi que les gens l’appelaient. Il lui restait quelques vagues souvenirs du temps d’avant, mais ceux-ci étaient si lointains dans sa mémoire que, malgré tous les efforts du monde, elle était incapable d’en extraire le moindre détail. L’un de ces souvenirs était l’image d’un officier dans son régiment, si bien qu’elle s’était toujours imaginé que son père biologique était le capitaine d’une brigade du ciel. Elle avait la vague impression d’une longue moustache brune et de pattes sur les joues, d’épais cheveux ondulés de la couleur des noisettes et d’yeux de la couleur des nuages. C’était un visage sombre, un visage triste. Mais ce père biologique l’avait confiée aux soins d’un autre, et quand elle avait trois ou quatre ans, son nouveau gardien était mort. Le collecteur des loyers l’avait trouvée peu de temps après, à moitié morte de faim, déterminée à ne pas sortir demander de l’aide, de peur de se faire embarquer. Et elle avait eu raison. Le magistrat n’avait pas tardé à la confier à une femme cruelle qui n’avait accepté de signer l’acte de cession que pour l’argent qu’elle recevrait en échange. Cette première femme avait ensuite cédé la place à une autre, puis à une autre, jusqu’à ce que Cettie rencontre sa gardienne actuelle, Miss Charlotte, mais elles étaient toutes pareilles : elles faisaient travailler les enfants et les punissaient. Toute sa vie, depuis, avait été une succession de malheurs. Voilà ce qui menait Cettie, à cet instant, à foncer à travers les rues des Chutes, cherchant désespérément son ami.

Cettie et Joses étaient les pupilles les plus âgées de Miss Charlotte et, ensemble, ils veillaient sur leurs cadets au foyer. Leur gardienne ne leur donnant que rarement de quoi manger, Joses volait pour les nourrir. Il ne s’était jamais fait prendre jusqu’ici, mais cela faisait beaucoup trop longtemps qu’il était parti, cette fois. Et si les autorités l’avaient trouvé ?

Il régnait dans les rues un véritable chaos. Les Chutes regorgeaient de boutiques de toutes tailles et de toutes sortes – des fondeurs, des verriers, des tisserands – ainsi que d’usines qui produisaient du sucre, taillaient du bois ou coupaient les bêtes en morceaux. Une partie de la viande servait à nourrir les ouvriers, qui à leur tour nourrissaient les usines avec leur esprit et leurs muscles. Le reste était mis en caisses et calé sur des vaisseaux volants pour rejoindre les manoirs dans les nuages, où les chefs cuisinaient de véritables festins qui seraient engloutis par les riches.

Cettie avait entendu des gens dire sous cape que les Chutes avaient un jour été un centre industriel prospère, dont les habitants étaient heureux, mais pour la jeune fille, elles avaient toujours été cette succession enfumée et surpeuplée de logements dépareillés, un lieu où tout était en partie proie et en partie prédateur. Une fois la nuit tombée, même les officiers n’osaient pas sortir.

Et le soleil commençait à se coucher, mais elle n’avait toujours pas trouvé Joses.

La peur et le désespoir qui la rongeaient l’emportaient sur la faim, dans son estomac vide, tandis qu’elle errait dans les rues, à laffût des cheveux noirs de son ami, ou encore de cette démarche légèrement arrogante qu’elle aurait reconnue dans la seconde.

Une ombre passa au-dessus de sa tête, et elle leva aussitôt les yeux. Ce n’était pas un nuage qui faisait barrage au soleil, non. C’était un vaisseau volant – un zéphyr, la plus petite sorte. Prestes, ils étaient connus pour être utilisés par les agents de la Loi, mais ils servaient également parfois à transporter les gens ou le courrier d’un bout à l’autre des Chutes. Cettie se dévissa le cou pour mieux l’observer. Elle ignorait comment la coque en bois, les espars et les voiles, sur le côté, parvenaient à flotter dans les airs. C’était de la pure magie. C’était l’un des Mystères.

Un corps lourd la percuta et l’envoya au sol. L’impact la sonna, mais elle se releva à la vitesse de l’éclair avant que quelqu’un ne lui marche sur les doigts, ne déchire sa robe déjà en loques, ou ne la télescope une fois de plus.

— Regarde donc où tu vas ! la houspilla un ouvrier.

Cettie s’éloigna au pas de course, de peur qu’il lui lance son poing dans la figure. Mais une fois à bonne distance de l’homme, elle chercha le zéphyr du regard. C’était l’un de ses rêves : se glisser à bord d’un vaisseau volant et se laisser porter vers l’un des manoirs flottants. Même si aucun d’eux n’était situé directement au-dessus des Chutes, elle avait entendu les gens de la Cité dire à quoi cela ressemblait, de vivre sous les immenses manoirs célestes de la haute société. Ils planaient au-dessus de la Cité en un labyrinthe interconnecté, plongeant cette dernière dans l’ombre à partir de midi. Il existait un risque que la magie qui maintenait les manoirs en hauteur cesse un jour, et que ceux qui habitaient dessous se retrouvent écrasés, mais les gens affluaient pour vivre dans la Cité, prêts à courir ce risque dans l’espoir d’une existence meilleure.

L’adolescente n’avait jamais mis un pied à l’extérieur des Chutes, mais elle rêvait d’en partir. Si elle se montrait capable, utile et travailleuse, elle espérait un jour se qualifier pour la loterie et gagner une place dans l’un des manoirs flottants.

L’inclinaison du soleil dans la rue lui disait qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps. Peut-être Joses était-il déjà rentré chez Miss Charlotte ? Avaient-ils pu se rater ? Cettie n’aimait pas laisser les enfants du foyer aussi longtemps tout seuls. Certains parmi les plus petits devaient déjà pleurer de faim, et si leur gardienne se réveillait de son coma alcoolisé, les coups pleuvraient. Si la jeune fille ne rentrait pas, que leur arriverait-il ? Elle n’eut pas besoin de réfléchir plus longtemps. Elle fit demi-tour au milieu de la rue et revint sur ses pas en se faufilant à travers la foule. Calmer des enfants affamés était quelque chose de difficile, et Cettie avançait tout en scannant les pavés, à la recherche d’un sou abandonné. Mais elle ne trouva rien, et elle savait déjà qu’il n’y avait pas une miette de nourriture dans la maison de Miss Charlotte.

Elle jeta un nouveau coup d’œil derrière elle, dans l’espoir de tomber sur Joses, et découvrit qu’un garçon la suivait. Il devait avoir seize ans et il était beaucoup plus grand qu’elle. Il appartenait sans aucun doute à un gang, avec son regard féroce, sa veste et sa casquette crasseuses et son air dangereux. Cettie n’avait rien qu’on puisse lui voler, mais les gangs cherchaient constamment de nouvelles recrues. De jeunes novices qui seraient formés à prendre des risques tandis qu’eux se contenteraient de récolter tous les fruits. Elle accéléra le pas, haletant de plus en plus.

Elle vivait dans un quartier particulièrement animé, et tout ce bruit lui faisait mal aux oreilles. Après plusieurs pâtés de maisons, elle risqua un nouveau coup d’œil en arrière. Le jeune homme était toujours là. Il croisa son regard, cette fois, comme pour lui confirmer qu’il la suivait et attendait de voir où elle le mènerait. Dans ce cas, Cettie ne doutait pas un instant que Miss Charlotte saurait lui réserver un accueil pour le moins violent. Elle ne voudrait certainement pas perdre une seule miette des revenus que la garde de ces enfants lui procurait.

Elle s’arrêta presque en voyant un zéphyr planer au-dessus de la rangée de logements. Était-ce le même qu’un peu plus tôt ?

Un rassemblement s’était formé dans la rue pour observer le vaisseau. Certains le pointaient du doigt. D’autres marmonnaient des jurons. La loi n’était pas respectée, dans certaines parties des Chutes. Oui, les avocats et les artisans du centre-ville la tenaient en haute estime – après tout, la loi conservait leurs droits et protégeait leur fortune –, mais dans les logements, les officiers pouvaient se montrer violents et cruels. La peur balaya alors sa nervosité.

Le zéphyr planait juste au-dessus de chez Miss Charlotte.

Cettie entendit les cris dès l’instant où elle ouvrit la porte. Miss Charlotte était dans tous ses états. Les hommes qui s’entretenaient avec elle s’efforçaient de rester cordiaux, mais il était évident qu’ils commençaient à perdre patience.

— Si vous refusez de nous présenter les actes de cession, madame, vous ne pourrez pas prouver vos dires. Cessez de hurler et allez les chercher, maintenant.

— Quand mon mari reviendra, il sera furieux, croyez-moi ! Vous pouvez pas attendre son retour ?

— Nous ne pouvons pas attendre. Il fera bientôt nuit.

Un soupir exaspéré. Cettie entendait les pleurs des enfants à travers les trous des murs. Ils étaient certainement terrorisés par tous ces cris, surtout si Joses n’était pas rentré pour les rassurer.

Cettie approcha de l’escalier à pas prudents, faisant de son mieux pour ne pas produire le moindre bruit avec ses chaussures déchirées. Miss Charlotte renifla et éclata à nouveau en sanglots, crachant des mots à peine compréhensibles. La jeune fille jeta un coup d’œil discret dans la pièce et vit plusieurs officiers de la loi rassemblés autour du canapé, avec leurs gilets noirs aux rayures dorées et leurs manteaux gris. Leurs bottes étaient hautes et brillantes.

L’un des officiers se tourna et la vit.

— En voilà une autre !

Cettie ne chercha pas à s’enfuir. Au lieu de cela, elle entra dans la pièce, s’efforçant de se tenir le plus droit possible, même si tout son corps s’était mis à trembler. Elle n’avait jamais rencontré d’officier jusqu’ici. Ils étaient grands et forts et ils étaient venus en zéphyr !

— Quel âge as-tu, petite ? lui demanda l’un des hommes.

Il avait des cheveux blond cendré et une moustache.

— Je ne sais pas. Douze ans, il me semble, répondit Cettie.

Elle était fière de s’exprimer correctement. Elle savait qu’elle n’avait pas d’autre choix que de parler ainsi si elle espérait un jour travailler pour une famille riche.

— Et tu vis ici ?

Elle hocha la tête.

— Quel est le problème, monsieur ?

— Il y en a au moins une qui n’est pas hystérique, ici, marmonna l’officier. Reviens-tu tout juste de dehors ?

— Oui, répondit-elle tout simplement.

— Fais-moi voir tes mains. Caches-tu quelque chose derrière ton dos ?

Cettie ne s’était pas rendu compte qu’elle avait les mains dans le dos. Elle desserra les poings et ouvrit ses paumes crasseuses. L’homme les observa en plissant le front.

— Tu as des poches ? De l’argent ?

— Je n’ai rien, répondit Cettie. Que faites-vous ici ?

— Ne sois pas impertinente, cracha aussitôt un autre homme.

— Du calme, intervint le premier. Au moins, elle est sobre, elle. Alors, comme ça, tu vis ici ? Tu connais cette femme ?

Cettie hocha la tête.

— C’est ma gardienne.

— L’écoutez pas ! brailla Miss Charlotte de sa voix avinée. Envoyez-la plutôt calmer les petits. Elle est bonne qu’à ça. C’est moi, la maîtresse de cette maison. Et vous allez attendre que mon mari revienne. Je sais pas où il est parti, encore. J’ai pas les moyens de me payer un avocat. Vous pouvez pas…

— Ça suffit ! tonna l’officier à la moustache en se tournant vers elle. Allez chercher ces papiers. Apportez-les-moi tout de suite, ou je vous arrête et je vous embarque au ministère de la Loi. Alors, faites-moi plaisir et dépêchez-vous.

Avec un air apeuré, Miss Charlotte se remit à pleurer, mais elle s’exécuta et partit dans ses quartiers.

— Je vais calmer les enfants, si vous me le permettez, dit Cettie d’une voix douce en espérant qu’il ne lui hurlerait pas dessus à son tour.

— Attends un peu, lança l’homme à la moustache avec un air grave, une main gantée de noir dressée vers le haut. Un garçon vient de se faire prendre en train de voler. Il a expliqué que vous n’aviez pas de quoi manger, ici. Pas une miette. C’est vrai ?

Joses. Les genoux de Cettie s’étaient remis à trembler et le nœud dans sa gorge l’empêchait de parler. Elle eut soudain envie de pleurer. Ils avaient arrêté Joses. Cela voulait dire qu’elle ne le reverrait plus jamais. Mais elle dirait la vérité. Peut-être ces hommes apporteraient-ils de quoi manger aux petits. Peut-être même auraient-ils pitié de son ami.

Elle hocha la tête.

L’homme plissa à nouveau le front, et Cettie se prépara à un nouvel éclat.

— Comment s’appelle ce garçon ?

— Joses, hoqueta Cettie.

Les deux officiers échangèrent un regard, et l’un d’eux opina du chef.

— Que fait-on, lieutenant Staunton ? demanda-t-il. Le magistrat est parti pour la Cité.

— Je sais, répondit sombrement l’officier à la moustache, avant de balayer les lieux sordides du regard. Il faut que quelqu’un fasse quelque chose. Les enfants meurent de faim. Cette femme a dépensé tout son argent dans la boisson.

Il plissa les lèvres et reprit.

— Je retourne à Saules de Brume. Fitzroy viendra superviser ce bourbier. Il saura quoi faire.

— Vous ne serez pas de retour avant la nuit, commenta l’autre d’une voix nerveuse.

— Barricadez la porte derrière moi. Nous passerons par la fenêtre de toit, de toute façon. Je vous laisse quatre hommes, et j’embarque Benson et Ricks.

Puis il leva la tête, comme s’il remarquait seulement maintenant les pleurs des enfants. Il se tourna alors vers Cettie.

— Va donc les rassurer, si tu y parviens, petite. Rappelle-moi ton nom ?

— Cettie, répondit-elle.

Il l’observa longuement, puis l’invita à se retirer d’un simple coup de menton.

La jeune fille grimpa les marches branlantes quatre à quatre. Le grenier abritait deux pièces. L’une d’elles disposait de la fenêtre de toit que l’officier utiliserait à son retour, l’autre servait de dortoir aux enfants, aussi loin que possible de leur gardienne.

Si Miss Charlotte percevait le moindre gémissement, elle montait au pas de course et leur donnait à tous une sérieuse correction, même si un seul d’entre eux était souffrant. Cettie gagna la pièce, et les petits lui bondirent aussitôt dessus, complètement terrorisés. Les officiers étaient passés par la fenêtre de toit. Ils criaient après Miss Charlotte. Où était Joses ? Leur avait-elle apporté quelque chose à manger ?

Cettie craignit un instant d’être emportée par ce torrent de questions. Elle n’avait rien à leur donner. Certains n’avaient rien avalé depuis plusieurs jours, et elle en faisait partie. Ses bras et son corps squelettiques étaient la preuve de la faim qui la tenaillait. L’une des petites caressait les cheveux noirs de Cettie. Il n’y avait pas d’électricité au grenier et le soleil était en train de se coucher. Il faisait de plus en plus sombre.

— Venez vous asseoir par terre, leur chuchota alors l’adolescente.

Elle s’agenouilla la première et les fit s’installer tout autour d’elle, les enveloppant de ses bras. Elle tenta de leur expliquer que Joses s’était fait prendre en train de voler. Il n’y avait pas de nourriture, mais elle avait l’espoir que les officiers en rapportent. Face à leurs mines désespérées, elle s’arracha un sourire, même si en vérité, elle avait envie de pleurer.

Elle leur fredonna alors un air populaire et entraînant. Les ombres s’épaississaient. Les gémissements commencèrent à se dissiper.

Joses n’était plus là. Il allait se retrouver derrière des barreaux, dans une cellule où on le laisserait mourir. Personne d’autre qu’elle ne se souviendrait de lui. Personne ne le nourrirait. Ces pensées lui martelaient férocement l’esprit tandis qu’elle fredonnait, faisant de son mieux pour calmer les petits. Certains reniflaient. Un garçonnet s’endormit par terre, à ses pieds.

Dans combien de temps reviendraient les officiers ? L’homme à la moustache avait dit qu’ils allaient à Saules de Brume, l’un des domaines du ciel. Qu’aurait-elle donné pour simplement entrapercevoir ces lieux !…

Tu ne les verras jamais. Tu mourras dans les Chutes, comme les autres. Peut-être que Joses a de la chance, finalement. Mourir de faim est rapide. Indolore. C’est comme s’endormir. Endors-toi, Cettie. Endors-toi.

Un bourdonnement se mit à retentir dans ses oreilles. L’obscurité de la chambre lui parut soudain oppressante. La petite fille qu’elle avait dans les bras se mit à frissonner et à gémir.

— Chuut…, la consola Cettie tout en sentant quelque chose de maléfique se mouvoir dans le noir.

C’était le grand, le fantôme du logement qui la hantait depuis des années. Celui qui n’avait pas d’yeux. Évidemment, il fallait qu’il lui apparaisse une soirée comme celle-ci, quand la souffrance était la plus vive dans le foyer. Il adorait la titiller avec ses chuchotements, choisir les mots qui la tourmenteraient le plus. Aucun des autres enfants ne pouvait voir le fantôme. Ou l’entendre.

Mais Cettie, elle, le pouvait.

Chapitre 2

Brant Fitzroy

Cettie avait l’impression d’avoir toujours vu des fantômes dans les Chutes. L’un deux faisait dailleurs partie de lun de ses plus vieux souvenirs. Un soir, son gardien de l’époque – celui qui était décédé – s’était écroulé, ivre mort, pour ronfler comme un sonneur. Cettie s’était mise en boule dans un coin de la pièce, incapable de dormir dans un raffut pareil. La première chose qu’elle avait remarquée était un picotement à la base de sa nuque, suivi d’un bourdonnement, un peu comme celui d’un essaim de mouches au-dessus d’une pièce de viande avariée, sauf qu’il était plus profond et plus sonore. Elle s’était redressée et avait dévisagé son gardien. C’est là qu’elle avait vu quelque chose se pencher sur lui comme pour sentir son haleine. C’était plus la silhouette d’une personne qu’autre chose – un ensemble de formes tendineuses composé de grains de poussière. La chose avait alors commencé à étrangler l’ivrogne. Les ronflements de ce dernier s’étaient brusquement arrêtés et il s’était mis à suffoquer.

Les fantômes ne s’étaient mis à importuner Cettie qu’à ses sept ou huit ans. Certains passaient furtivement d’ombre en ombre, cherchant à se faire voir le moins possible. Mais le plus grand surgissait toujours d’un pas assuré dans la pièce et les autres semblaient le considérer avec un certain respect. Chaque fois que Cettie changeait de domicile, le grand la retrouvait. Comme s’il venait la chercher. Cela durait depuis quatre ou cinq ans.

Les autres enfants se remirent à pleurer. Cettie revint alors à la réalité, s’efforçant de faire disparaître ce sentiment de peur et de menace qui accompagnait toujours l’apparition de son fantôme. Elle rassembla les plus jeunes autour d’elle et les aida à s’allonger en cercle, à même le parquet. Puis elle leur caressa les cheveux et leur jura en murmurant que de la nourriture allait bientôt leur parvenir.

— J’arrive pas à dormir, Cettie, marmonna la petite Alice. J’ai froid.

— Je vais te réchauffer, lui promit son aînée en la serrant tout contre elle.

Pendant ce temps-là, elle avait gardé un œil sur le grand, celui qui n’avait pas d’yeux. Une fois, il avait tendu la main et touché sa poitrine ; ses griffes invisibles lui avaient tranché la peau et les os. Oh, le froid, l’engourdissement, la terreur qu’elle avait éprouvés… Cette sensation avait perduré pendant des jours. Les fantômes n’attaquaient pas les petits. Alors, chaque nuit, Cettie les entourait, Joses et elle, des enfants. C’était la seule chose qui semblait tenir les spectres à distance.

Ils mourront tous de faim. Et lorsqu’ils ne seront plus là, qui te sauvera de moi ? Tu ne peux pas les sauver. Tu ne peux pas te sauver toi-même.

Alice se pelotonna contre elle. L’obscurité les cernait de toutes parts, mais pour une raison qu’elle ignorait, Cettie voyait mieux son fantôme dans le noir. Elle se remit à fredonner, cherchant autant à rassurer les enfants qu’elle-même. Même si son air n’avait pas de paroles, il lui arrivait d’en improviser.

— J’ai peur, Cettie, murmura James dans l’obscurité. Est-ce que Joses va revenir avec de quoi manger ?

Cettie lui caressa la tête sans cesser de fredonner. Elle ne pouvait rien faire d’autre. Joses ne reviendrait pas avec de quoi manger, non… Il ne reviendrait pas du tout. Elle pressa les paupières. Aurait-elle dû l’encourager à rester ici plutôt que de partir errer dans les rues pour trouver un moyen de voler de la nourriture ?

Oui, c’est ta faute. Il n’y avait pas de fantômes, ici, avant ton arrivée. Tu es une créature de la nuit. Et lorsque tu mourras, tu seras l’une d’entre nous. Tu l’es déjà.

Va-t’en ! Cettie arrêta de fredonner et répéta plusieurs fois cette pensée pour s’efforcer de couvrir la voix cruelle du fantôme. Elle ne voulait pas mourir. Elle ne voulait pas se retrouver piégée à tout jamais dans les Chutes sous la forme dun fantôme seulement visible par certains.

Elle ignorait combien de temps elle avait lutté contre cet être dans sa tête. Elle savait que le soleil finirait par se lever – il se levait toujours. Et à l’arrivée de la lumière, le grand fantôme sans yeux disparaîtrait entre les lattes du plancher. Elle était convaincue qu’il vivait dans la fosse d’aisances. Un endroit qui empestait et où il faisait toujours noir. Elle détestait y vider les pots de chambre. C’était la seule tâche qu’elle suppliait Joses de faire à sa place.

Quand la lumière filtra enfin dans la pièce, il ne s’agissait pas du lever du jour mais d’une lueur aveuglante, en provenance de l’autre partie du grenier. Elle fit toutefois siffler le fantôme, qui disparut dans les ombres. La fenêtre de toit. Cette pensée fut accompagnée de bruits de bottes au-dessus de sa tête : les officiers étaient de retour.

Plusieurs enfants s’étaient endormis, rêvant sans doute de gâteaux au miel parsemés de sirop. D’autres avaient encore trop faim pour dormir et ils rampèrent jusqu’au mur central pour regarder par les trous dans le plâtre. Cettie posa délicatement Alice et se leva, les genoux tout endoloris d’être restés immobiles aussi longtemps. Pliée en deux, elle gagna le mur et se cala derrière un trou. Elle reconnut aussitôt l’officier moustachu. Il parlait à un autre homme, plus grand que lui, qui ne portait pas l’uniforme de la loi.

Le nouveau venu, un homme plus âgé avec beaucoup de gris dans les cheveux, avait l’air d’un banquier – quelqu’un de la couche supérieure, en tout cas. Il portait un long manteau et des bottes marron cirées aux boucles scintillantes. Il descendit l’échelle qui traversait la fenêtre de toit, agrippant les barreaux à mains nues, ce qui surprit Cettie. Elle pensait que tous ceux de là-haut portaient des gants. L’homme bloquait la lumière, ce qui le plongea dans l’ombre un instant, et la jeune fille fit en sorte de trouver une meilleure position pour voir. Le bruit dans le grenier dut alerter Miss Charlotte, car celle-ci lâcha un hurlement qui envahit toute la maison.

Des bruits de pas dans l’escalier annoncèrent un autre officier. Celui-ci tenait une lanterne en verre dépoli. Il rejoignit au pas de course le lieutenant et le nouveau venu.

— Elle a repris ses esprits et nous supplie de ne pas lui prendre les enfants, déclara l’officier. Apparemment, il n’y a pas de mari assez courageux pour rentrer nous affronter. Elle a les actes, aussi tachés soient-ils, et elle gagne sa vie en s’occupant de ces gosses. J’ai vérifié auprès du ministère. C’est légal. Elle en a le droit.

Il fit un geste vers la chambre où Cettie les observait par le trou du mur.

— Ils n’ont pas grand-chose, mais elle prétend qu’elle mourra de faim si on les lui prend tous, lieutenant Staunton.

— Elle continuera à dépenser son argent dans l’alcool, gronda celui-ci. Je ne la crois pas. Ces enfants sont de toute évidence négligés.

— Moi non plus, je ne la crois pas, mais il y a déjà pas mal d’agitation dans la rue. Beaucoup se sont proposés pour prendre les enfants, mais si nous les laissons faire, il y a tout à parier que les petits finiront à nouveau ici. Ces gens-là ne veillent que sur les leurs.

Staunton grimaça. La lumière puissante qui jaillissait de la fenêtre de toit s’éteignit brusquement. Cettie plissa les yeux pour mieux voir. Il ne restait plus qu’une lanterne pour éclairer la pénombre. Elle sentit le grand fantôme avancer à nouveau vers elle.

Le lieutenant se tourna vers l’homme aux cheveux gris.

— Nous ne pouvons pas confier ces enfants à des étrangers, vice-amiral. Que suggérez-vous ?

— Je vais voir les enfants, répondit le nouveau venu.

Il y avait quelque chose dans sa voix… Elle n’était ni bourrue, ni impatiente, ni froide. Il n’y avait pas vraiment de mot pour la décrire, mais elle était presque… douce. Très tôt dans sa vie, Cettie avait appris à se méfier des adultes. Rares étaient ceux qui méritaient sa confiance. Mais quelque chose au plus profond d’elle lui disait que celui-ci serait peut-être différent.

— Retournez vous coucher, murmura Cettie aux enfants rassemblés derrière le mur. Ne faites pas de bruit.

Elle sentit à nouveau le bourdonnement dans ses oreilles, plus fort cette fois. Mais le fantôme sans yeux n’était plus focalisé sur elle. Un sifflement émanait de lui. Cettie perçut une spirale de rage chez la créature, une rage dirigée contre le nouveau venu.

Mais elle n’avait pas le temps de s’y attarder ou de chercher à la comprendre. Elle ne voulait pas que les officiers sachent que les enfants les avaient épiés – un acte pareil aurait sans aucun doute été puni –, alors elle s’empressa de les rassembler en cercle autour d’elle.

— Par ici, vice-amiral, entendit-elle Staunton dire à travers le mur.

Aucun des enfants n’avait de couverture, mais il y avait quelques draps crasseux, et Cettie s’assura d’en envelopper un maximum avant l’apparition des officiers. La porte s’ouvrit en grinçant, et la faible lumière de la lanterne avala les ombres. Elle n’était pas assez vive pour gêner l’adolescente. Et elle n’était pas assez vive pour chasser le fantôme. Ce sentiment d’animosité qui exsudait de la créature la fit frissonner.

Elle avait vu assez de choses durant sa courte existence pour savoir que les fantômes pouvaient affecter les humains, parfois même leur faire du mal, comme ça avait été le cas avec son ancien gardien. Seuls les jeunes enfants ne risquaient rien. Mais jusqu’ici, elle ne s’était jamais rendu compte que les fantômes pouvaient être affectés eux aussi par les vivants. Le nouveau venu, qui était de toute évidence un militaire, d’après le grade qu’elle avait entendu, semblait outré par le spectacle qu’il avait sous les yeux. Il croisa alors le regard de Cettie. Il s’adressa à elle, la distinguant des autres.

— Ont-ils mangé quoi que ce soit de la journée ?

Une étincelle s’anima dans le cœur de Cettie. C’était une étincelle chétive, mais elle suffit à lui donner du courage.

— Absolument rien, monsieur, répondit-elle en inclinant la tête pour mieux lui plaire.

L’homme sembla surpris par sa réponse. Cettie cherchait autre chose à dire, une manière de lui être utile, quand il tourna les talons et s’élança dans l’escalier, sans aucun doute pour se confronter à Miss Charlotte.

Les officiers suivirent celui qu’ils avaient appelé Fitzroy. Les enfants continuèrent à échanger des murmures et leur aînée leur dit que s’ils se tenaient bien, le gentil monsieur leur apporterait de quoi manger. Cette petite étincelle d’espoir dans son cœur s’était enflammée. Oui, quelque chose lui disait que cet homme les aiderait. Elle abandonna le cercle d’enfants et gagna discrètement le couloir. Elle entendait les voix, au rez-de-chaussée, où Fitzroy essayait de faire répondre Miss Charlotte à des questions toutes simples. Mais elle était toujours dans tous ses états.

Cettie rejoignit l’autre pièce à pas de loup. Elle posa les yeux sur l’échelle, puis sur la fenêtre de toit ouverte. Sans y réfléchir, elle grimpa aux barreaux et passa la tête par la fenêtre, sentant la guenille qui lui servait de robe fouetter ses jambes. La nuit était froide. La brise soufflait ses cheveux sur son visage, et l’adolescente repoussa les mèches rebelles. Une échelle de corde menait au zéphyr flottant.

La jeune fille se mordit la lèvre et serra le dernier barreau de son échelle. Il ne semblait y avoir personne à bord du vaisseau, mais cela ne voulait pas dire qu’il était forcément vide. Le pilote était peut-être resté à son poste. Le zéphyr était suspendu juste au-dessus du toit en pente – si proche qu’elle pourrait peut-être le toucher si elle sautait assez haut. Était-ce lopportunité qu’elle avait tant attendue ? Elle avait rêvé d’embarquer clandestinement à bord d’un zéphyr et de rejoindre un manoir dans le ciel. Il était évident que c’était de là que venait le vice-amiral…

Elle hésita. Si elle s’y faufilait en douce, elle se ferait prendre à coup sûr. Peut-être lord Fitzroy accepterait-il de l’emmener, si elle le lui demandait ? Quel mal y aurait-il à poser la question ?

Elle sentit la présence du fantôme dans la pièce et redescendit aussitôt de l’échelle. Il n’avait pas besoin de porte ou de couloir. Il pouvait passer à travers les murs fissurés.

— Va-t’en ! dit-elle de sa voix la plus menaçante.

Elle ne ressentait aucune peur, à cet instant, juste une détermination aveugle à fuir les Chutes.

Cettie quitta la pièce et courut jusqu’en haut de l’escalier. En bas, la conversation s’était échauffée. Miss Charlotte ne semblait pas du tout contente. Cettie comprit alors que lord Fitzroy était en train de lui parler d’elle.

— Je vous le demande une dernière fois, madame. Qui est cette pauvre enfant qui s’occupe de coucher les autres ?

— Elle ? Oh, je vois de qui vous voulez parler, monsieur ! Elle a peur de rien. De rien ! Une vraie tête brûlée. Même la pire des raclées, elle s’en fiche.

— Comment s’appelle-t-elle ? insista l’homme.

— Cettie, répondit Miss Charlotte avec une pointe de haine dans la voix.

Cettie plissa le front de colère. Devait-elle descendre et s’empresser de se défendre ? Non… sois patiente. Il remontera. Il le devra, pour retourner au vaisseau.

— Elle est pas comme nous, monsieur. Oh non ! Elle est pas de ce monde, pour sûr.

Cettie n’avait jamais cherché à faire partie des Chutes. Même si elle portait une robe en lambeaux et que ses chaussures affichaient des trous béants, elle s’était toujours efforcée de parler avec dignité dans l’espoir d’atteindre un jour une vie meilleure.

Fitzroy garda le silence un moment. Manifestement paniquée, Miss Charlotte se mit à implorer son pardon, à réclamer une autre chance de veiller sur les enfants.

Non ! eut envie de hurler Cettie. Ne la croyez pas !

— Je reviendrai dans trois jours, déclara solennellement Fitzroy. S’il n’y a ni lits ni couvertures pour ces enfants, s’il n’y a pas de nourriture dans votre garde-manger, je vous promets, par les Mystères, que vos actes seront révoqués, et que je vous mettrai moi-même derrière les barreaux. Ne vous avisez pas de tester ma patience. Vous avez fait preuve d’une odieuse négligence envers ces enfants. Prenez garde si tout n’est pas arrangé à mon retour. Vous m’avez bien compris ?

Miss Charlotte se remit à bredouiller, mais cette fois de soulagement. Elle louait son nom, lui rendait grâce, pleurait à gros sanglots.

— Staunton, ces enfants ont besoin de manger ce soir, et à nouveau demain matin. Je couvrirai les frais. Veillez à ce que ce soit fait. Je refuse de les laisser affamés une minute de plus, déclara Fitzroy d’un air écœuré.

— Oui, monsieur.

Cettie perçut alors des bruits de pas approchant, et elle se retira dans la pièce pour s’entourer à nouveau des enfants. Elle s’agenouilla sur le sol trop dur et pressa ses doigts contre sa bouche tout en se demandant ce qu’elle pourrait dire. Si elle parvenait à obtenir une meilleure place, peut-être pourrait-elle aider Joses et s’assurer que les petits soient bien nourris ? Et le fantôme partirait très certainement, lui aussi. Il viendrait la chercher, mais il y avait peu de chances qu’il la trouve, dans l’un des manoirs du ciel. Son cerveau tournait à plein régime. Pourrait-elle convaincre Fitzroy de l’emmener ? Accepterait-il d’y réfléchir ? L’espoir brûlait si fort en elle qu’elle s’y accrocha fiévreusement, même si la vie lui avait appris à ne pas croire aux miracles.

Tandis que les bruits de pas gagnaient le grenier, la lumière du zéphyr baigna à nouveau la pièce d’à côté.

Je vous en prie, revenez, pria Cettie. Ne me laissez pas ici. Revenez, s’il vous plaît.

Mais Fitzroy nétait pas parti. Il alla directement dans l’espace réduit où Cettie et les enfants étaient agglutinés les uns contre les autres. Il resta debout sur le seuil, éclairé par la lumière de la pièce d’à côté. Cettie le fixait, cherchant quoi dire. Pouvait-elle demander à être sa domestique, à cirer ses bottes ? Il devait au moins en avoir déjà cinq qui le faisaient…

Le fantôme sans yeux se tenait dans le coin, bouillonnant de rage. Il avait peur de l’homme. Il le détestait.

Cela ne faisait qu’encourager Cettie à partir avec lui.

L’adolescente serra Alice et lui caressa les cheveux, cherchant toujours les mots adéquats pour sa requête. Je vous en prie, emmenez-moi, songea-t-elle. Ne me laissez pas ici.

Lentement, Fitzroy s’accroupit, se mettant à leur niveau, les regardant tous frissonner. Il baissa la tête, et Cettie sentit quelque chose bouger dans la pièce. C’était plus profond et plus chaud que le bourdonnement qui accompagnait le fantôme ; on aurait presque dit de la musique. Une chaleur submergea son cœur, et elle sentit le battement de… quelque chose envahir la pièce. Le fantôme émit un sifflement et tomba entre les lattes du plancher, comme si une trappe s’était ouverte sous ses pieds.

La sensation de chaleur s’étira sur le sol, les murs, et même le cadre de la fenêtre. Les gémissements des enfants cessèrent aussitôt. Ceux qui étaient réveillés regardaient Fitzroy d’un air émerveillé. Même les petits qui dormaient toujours avaient l’air plus paisibles.

Le vice-amiral se releva lentement, presque avec faiblesse – comme si ce qu’il venait de faire l’avait vidé de ses forces. Ses mains se mirent à s’agiter, et il les noua derrière son dos pour les calmer. Il adressa alors un regard triste aux enfants et tourna les talons.

Cettie n’arrivait pas à croire ce qu’elle venait de voir. L’homme avait réussi à chasser le fantôme.

— Il est parti, dit-elle.

Fitzroy s’immobilisa au seuil de la porte.

— Quoi, petite ? demanda-t-il de cette voix si douce.

— Vous l’avez forcé à partir. Il a disparu.

La lumière vive qui venait de l’autre pièce assombrissait le visage de l’homme, cachant son expression à Cettie, mais quand il reprit la parole, il avait l’air inquiet.

— Tu… Tu l’as vu ?

Elle hocha lentement la tête.

— Je reviens dans trois jours, promit-il. Je passerai te voir.

Puis il sortit dans le couloir, en direction de la fenêtre de toit et de l’échelle de corde.

Non ! Cettie sentit la flamme de l’espoir commencer à faiblir dans sa poitrine. Non, il ne pouvait pas la laisser là. Cet homme pouvait la protéger des fantômes. Elle était prête à tout pour partir avec lui. Elle ferait les tâches les plus ingrates dans son manoir s’il le fallait.

Elle se leva du cercle d’enfants et lui courut après. Elle ignorait totalement quoi faire ou quoi dire, mais le besoin de quitter cet endroit était plus fort que tout. C’était la chance de sa vie.

Prise d’une audace qu’elle n’avait pas vue venir, elle attrapa la main de l’homme et l’incita à s’arrêter. Il se tourna vers elle avec un air non pas furieux, mais surpris. Son expression était étrange – à la fois peinée et mélancolique.

Les mots quittèrent la bouche de Cettie sans qu’elle puisse les contrôler. Elle n’avait pas prévu ce qu’elle sapprêtait à dire.

— Vous voulez bien m’adopter ? le supplia-t-elle en s’agrippant à sa main.

Une énergie invisible était en train de passer entre leurs doigts, les liant l’un à l’autre. Fitzroy lui paraissait si familier, à cet instant, comme si elle l’avait toujours connu. Comme si elle lui avait tenu la main des centaines de fois déjà. Quelle étrange sensation, comme si tout leur avenir s’était déversé devant eux en une intensité et une réalité bouleversantes ! Ils le sentaient tous les deux. Elle le voyait dans les yeux de l’homme. Pendant quelques secondes, ils se contentèrent de se dévisager, saisis dans un moment singulier qui défiait toute explication.

— Si je le peux, murmura-t-il alors d’une voix rauque.

Chapitre 3

Saules de Brume

Cettie des Chutes volait à bord d’un zéphyr.

Elle n’avait pas peur – c’était quelque chose qu’elle s’était toujours imaginé faire – et plutôt que de l’inquiéter, les balancements du vaisseau la grisaient. Mais elle était encore sous le choc de la scène qui s’était déroulée chez Miss Charlotte. Elle ne savait pas ce qui lui avait pris de demander à cet homme de l’adopter – ni pourquoi il avait répondu de la sorte. C’est avec des frissons qu’elle avait grimpé cette fameuse échelle de corde observée depuis son grenier.

Même si elle ignorait la raison d’un tel aplomb, peut-être avait-elle bien fait de s’exprimer. Sinon, elle ne serait pas à bord d’un zéphyr au beau milieu de la nuit, en compagnie d’un vice-amiral. Elle allait enfin avoir l’occasion de mettre les pieds dans l’une de ces demeures flottantes !

Le vent glacial lui mordait les joues, mais elle était bien trop déterminée à s’imprégner de chaque détail pour y prêter attention. L’intérieur du zéphyr était composé d’une seule allée entrecoupée, de part et d’autre, de petits bancs abîmés. À intervalles réguliers, des bouts de corde servant de prises étaient attachés à des anneaux en laiton. À l’arrière de lembarcation, une porte étroite ouvrait sur un compartiment. Le pilote se situait juste au-dessus, dans un espace cerné d’une rambarde. Il se tenait debout devant un grand gouvernail en forme d’enclume, et bien qu’il ne le tournât pas, l’homme était agrippé aux longues barres qui en dépassaient. Des cordes nouées à sa ceinture le reliaient au garde-fou derrière lui. De l’autre côté, à l’avant du vaisseau, une petite échelle conduisait à la proue. Un homme y était accroupi, le regard fixé droit devant. Cettie jeta un coup d’œil au-delà de la coque pour apercevoir deux autres barres en forme d’ailerons. Ses doigts, qui serraient la corde au bout du bastingage, étaient si gelés qu’elle ne les sentait plus, et elle claquait des dents, mais elle s’en moquait.

Fitzroy la rejoignit sans dire un mot et retira son long manteau gris pour le déposer sur ses épaules. Le bas du vêtement touchait le plancher du vaisseau volant. Cettie leva les yeux vers son visage à la recherche d’une quelconque trace de cruauté ou de colère. Elle était douée pour cerner les gens ‒ pas le choix, quand on vivait dans les Chutes. Mais rien, sur ses traits, n’avait de quoi l’inquiéter.

— Il fait froid ici, Cettie, dit l’homme en s’accroupissant à son niveau.

Les adultes ne faisaient jamais ça.

— Vous êtes vraiment un vice-amiral ? lui demanda-t-elle.

Un petit sourire creusa ses joues rasées de près. La lumière projetée par la lanterne qui pendait à un anneau tout proche révéla des cheveux grisonnants, sans doute noirs à l’origine ou châtain très foncé. Il était beaucoup plus âgé qu’elle – sûrement aussi vieux que les montagnes. Comme il avait donné son pardessus à Cettie, elle put remarquer qu’il portait la veste, le gilet rayé et le col d’un noble de la haute société. Ses bottes présentaient une hauteur convenable, sans être trop sophistiquées. Il n’avait toujours pas enfilé les gants d’usage et n’arrêtait pas de se ronger les ongles. Une cravate noire était fermement nouée autour de son cou, laissant seulement apparaître un liseré blanc, au-dessus et en dessous. Les boutons de son pardessus sombre étaient énormes – aussi gros que des pièces de monnaie, au moins. Cettie avait envie de les toucher, mais elle n’osait pas.

— Eh oui, répondit-il en plongeant dans les yeux curieux de la petite avec autant d’étonnement. J’étais au service du ministère de la Guerre, avant. Mais on m’a mis au rebut, comme on dit.

— Et vous vivez dans le ciel ? l’interrogea-t-elle en se mordillant la lèvre, de l’espoir plein la voix.

Il hocha simplement la tête.

— Oui. Mon domaine s’appelle Saules de Brume. C’est là que nous nous rendons.

Était-ce réel ? Ou était-ce un rêve ? Aucun, pourtant, ne lui avait jamais paru aussi captivant. Aucun rêve n’avait fait ainsi souffler le vent dans ses cheveux. Mais… si elle se réveillait brusquement dans les bas-fonds ?

— Vous allez vraiment m’adopter ? Combien d’enfants vous avez ? demanda-t-elle, sans trop savoir si c’était un véritable songe dont elle venait d’émerger.

Il avait des enfants, c’était certain. Elle l’avait tout de suite senti dans sa manière d’interagir avec elle et les autres.

— J’ai dit que j’essaierais, répondit-il avec sincérité. Ma chère épouse doit être d’accord, bien sûr. Et nous avons trois enfants. Tu sembles assez proche en âge de notre benjamine. Quel âge as-tu, Cettie ?

— Je n’en sais rien, avoua-t-elle en fronçant le nez. On ne fête jamais nos anniversaires, là-bas. Je crois que j’ai douze ans.

— Tu t’exprimes très bien pour quelqu’un de si… jeune, remarqua-t-il.

Aussitôt, elle sentit ses joues brûler de fierté.

— C’est mon papa qui m’a appris, mentit-elle en lui accordant un sourire. C’était le capitaine d’un ouragan.

Fitzroy haussa un sourcil.

— Ah oui ? Voilà qui est impressionnant. As-tu toujours faim ?

— Oui, beaucoup ! s’exclama-t-elle.

Elle ressentit aussitôt un élan de culpabilité, craignant de lui avoir donné une mauvaise image d’elle-même.

— Lieutenant Staunton ? lança-t-il.

Il n’eut pas besoin d’en dire davantage. Le dénommé Staunton partit immédiatement chercher quelque chose à manger dans les réserves du vaisseau volant. Ça, c’était du pouvoir, songea Cettie. Un mot, et les gens vous obéissaient.

— Comment font ces navires pour voler ? demanda-t-elle alors en caressant la rambarde. Ils se servent du vent ?

Elle s’était toujours posé la question, mais cela l’intriguait encore plus maintenant qu’elle était à bord de l’un d’eux. Là-haut dans le ciel, il n’y avait aucun bruit, à l’exception du vent. Pas de grincements ni de grondements de courroies, comme le vacarme qui résonnait dans les usines crasseuses, en bas ; les bâtiments entiers vibraient chaque fois qu’elles se mettaient en branle.

À l’inverse, le vaisseau volant flottait avec grâce, comme si deux mains le soutenaient de chaque côté. À l’idée de se trouver dans un zéphyr, elle eut le tournis. Elle était incapable de ne pas sourire.

L’homme, son nouveau bienfaiteur, leva les mains avant de hausser les épaules d’un air navré.

— Je ne peux pas te le dire. C’est l’un des Mystères.

S’il y avait bien un mot qui l’exaspérait autant qu’il la faisait rêver, c’était celui-ci. Les Mystères. C’était l’explication dont usaient les adultes pour à peu près tout ce qui paraissait inexplicable, et cela lui donnait des envies de jurons ‒ dont elle s’abstenait toujours.

— Et c’est le même qui fait flotter votre maison ?

Il hocha vivement la tête, pas troublé le moins du monde par son flot soudain de questions.

— Vos enfants connaissent les Mystères ?

Il fit non de la tête.

— Seul mon aîné a commencé son apprentissage. Cela étant, ma cadette devrait entrer à l’école très bientôt. Ça te plairait de les apprendre, Cettie ?

— Je pourrais ? demanda-t-elle aussi docilement que possible.

— Je ne peux rien te promettre pour l’instant, répondit-il de sa voix douce. Mais si c’est possible, je m’arrangerai.

— Pourquoi ça ne le serait pas ? répliqua-t-elle, perplexe. Si vous reprenez le contrat qui me liait à Miss Charlotte, vous deviendrez mon maître.

— Je le sais bien, ma petite, et c’est ce que je compte faire. Mais un acte de cession est différent d’une adoption, qui est également régie par les Mystères. Les Mystères de la Loi, pour être précis. Je ne maîtrise pas très bien ce sujet. Je m’entretiendrai au plus vite avec mon avocat, qui me dira quelles procédures entreprendre. L’adoption, c’est très sérieux, Cettie. Ce n’est pas à prendre à la légère et ce n’est pas accordé à la va-vite. Dis-moi… puis-je te poser une question ?

Elle opina du chef. Une part d’elle voulait continuer à regarder par-dessus le bastingage et sentir le vent dans ses cheveux. À quelle altitude étaient-ils ? Ils semblaient être montés si haut, pendant si longtemps…

— Chez Miss Charlotte, dit-il avec un regard pénétrant, je me suis servi de plusieurs Mystères afin de protéger la pièce où les enfants dormaient. Tu m’as dit quelque chose, à ce moment-là. T’en souviens-tu ?

Cettie sentit son cœur se flétrir.

— Vous avez chassé mon fantôme. Le grand.

— Ton fantôme ? répéta-t-il, dubitatif.

Elle hocha la tête, l’excitation du voyage commençant à s’estomper. Mais elle se sentait davantage en sécurité là-haut dans le ciel, avec Fitzroy à ses côtés. Si quelqu’un pouvait la protéger, c’était bien lui.

— On en trouve dans la plupart des bas-fonds. Ce sont les esprits des morts qui ne peuvent pas passer à autre chose.

Il la fixait d’un regard intense.

— Et tu… le voyais ?

Elle se mit à battre des cils, hésitant à répondre. Mais elle avait déjà avoué la vérité, mentir maintenant serait ridicule.

— Oui. Est-ce que c’est mal ?

— Non, pas du tout. Seulement, c’est très, très rare. Tu as toujours pu voir les fantômes ?

Elle baissa les paupières et hocha la tête d’un air gêné. Qu’il s’agisse d’un talent rare ne le rendait pas plus acceptable. Quand elle releva les yeux, elle crut lire un certain trouble sur les traits de Fitzroy.

— Le grand n’arrête pas de me suivre. Chaque fois que mon contrat était revendu, il me retrouvait.

— Tenez, pour la petite, intervint le lieutenant en réapparaissant avec une miche de pain fourrée de fromage et d’une espèce de viande.

Cettie l’accepta avec avidité et croqua aussitôt dedans pour soulager les grognements que son estomac vide émit dans la seconde. Cela faisait plusieurs jours qu’elle n’avait pas mangé, et elle se sentait un peu faible.

— Qu’est-ce qui va arriver à Joses ? demanda-t-elle entre deux bouchées, en levant les yeux vers son gardien.

— S’agit-il du garçon qui s’est fait surprendre en train de voler ?

Elle hocha la tête.

— Eh bien, en temps normal, il devrait être puni, quelles que soient les circonstances, répondit-il, même si sa voix ne trahissait aucune cruauté. Mais étant donné que c’est moi qui fais office de magistrat, en ce moment, je peux peut-être m’assurer qu’il s’en sorte… avec une simple réprimande ?

Elle le gratifia d’un sourire ravi, instantanément rassurée pour son ami. Après quoi, le vice-amiral insista pour qu’elle se concentre sur son repas et elle s’accouda au bastingage pour savourer son pain en silence. Elle s’intéressa à nouveau au paysage, mais il n’y avait plus rien à voir que l’obscurité et quelques taches de lumière, et Cettie finit par reculer quand le vertige menaça. Lever les yeux vers le ciel, voilà qui était beaucoup mieux. Comme ses cheveux lui fouettaient le visage, elle les ramena en arrière avant de les relâcher. Le ciel regorgeait tant d’étoiles qu’elle aurait pu en récolter à la louche. Toute sa vie, elle n’avait admiré le ciel nocturne que de derrière une fenêtre, n’ayant jamais osé sortir dans les rues une fois la nuit tombée. Une main sur son bras, elle contempla les étoiles. Elle était très fatiguée, mais il était hors de question de rater l’apparition du manoir flottant.

— Nous approchons de Saules de Brume, monsieur, annonça Staunton.

Ces mots réveillèrent Cettie en sursaut, et elle se rendit compte qu’elle s’était assoupie, appuyée sur le bastingage. Elle était bien, dans la chaleur du manteau de Fitzroy, et elle leva la tête d’un air endormi. Son gardien potentiel était en train de se frotter les mains et de souffler dedans pour les réchauffer, ne portant plus grand-chose de chaud, pour de telles hauteurs.

En voyant Cettie cligner des yeux, il lui fit signe de le rejoindre à l’avant du vaisseau. Elle longea l’étroite passerelle, au milieu, avec ses petits bancs. Si on se référait au nombre de places, un zéphyr pouvait transporter jusqu’à dix personnes. Cettie dépassa le lieutenant Staunton et gagna l’avant du navire, les yeux levés vers la proue, où le pilote tenait toujours les cordes de gréement, le regard vissé droit devant.

— Elle peut te rejoindre, Benson ? demanda Staunton.

L’homme haussa les épaules et tapota les planches à côté de lui. Cettie grimpa l’échelle à la hâte, sentant le vent la fouetter tandis qu’elle s’asseyait à la proue du zéphyr. Étonnamment, il ne faisait pas aussi froid qu’elle l’avait craint. Il faisait encore trop sombre pour qu’elle voie grand-chose, mais elle distinguait des silhouettes d’arbres ainsi que la lueur intermittente de plusieurs lanternes, en bas.

— Ces lumières viennent des villages ? demanda-t-elle à Benson.

— Non, ce sont des repères pour nous aider à piloter dans le noir.

— Ce sont des lanternes ?

— Chut, dit-il avec un sourire presque amusé. Ce sont les Mystères, petite. Je ne peux pas t’expliquer.

Ah, encore ces Mystères…

— Mais ils montrent la route vers Saules de Brume, dit-il. Le domaine de Fitzroy se situe ici, au nord. L’aller-retour se fait vite. Nous avons été efficaces. Et il n’y a pas de brume ce matin, ce qui nous a aidés à le trouver.

— On aurait pu le trouver, dans la brume ?

— Bien sûr, petite ! Il est posé sur la brume. Tu le vois, là-bas ? demanda-t-il en dressant le bras. On ne peut pas le rater.

Le cœur de Cettie manqua un battement. Il avait raison. Elle avait scruté haut dans le ciel, mais maintenant qu’il lui avait fait baisser les yeux, elle comprit qu’ils allaient descendre vers Saules de Brume. Même s’il faisait toujours nuit, le domaine était entièrement illuminé. Elle parvenait à peine à distinguer la cime des arbres, en contrebas. Ils devaient être encore très haut pour que les arbres paraissent si petits, et pourtant elle avait une vue parfaite sur l’énorme manoir.

Saules de Brume était l’endroit le plus beau qu’elle ait jamais vu – si beau qu’elle en eut les larmes aux yeux. Elle s’était toujours demandé à quoi ressemblaient les manoirs flottants. Mais là… ça dépassait tout ce qu’elle avait pu imaginer dans sa courte vie. Elle s’était toujours figuré des maisons carrées, toutes similaires dans leur construction – sinon dans leur condition – à celles des rues bondées des Chutes. Mais ce manoir était le domaine d’un roi. Les immenses fenêtres scintillantes lui faisaient de l’œil, l’invitant à venir explorer. On aurait dit que le manoir avait été forgé dans le sommet d’une montagne jonchée de pins et de peupliers énormes, un sommet qui aurait ensuite été arraché par un être titanesque et hissé dans le ciel. Cettie se demandait ce que cela ferait de se tenir juste en dessous et de lever les yeux. Aurait-elle l’impression de regarder une montagne à l’envers ? Les lumières devaient sûrement se voir, à travers le voile brumeux…

Tandis qu’ils perdaient peu à peu en altitude, les détails se firent plus nets. Cettie s’abreuvait des merveilles qui l’attendaient : des kiosques et des cuisines extérieures, les uns comme les autres abrités sous des toits en pente et des coupoles, et des allées creusées dans la roche sillonnant le domaine. Les bâtiments étaient reliés par différents ponts, et une cascade chevauchait deux d’entre eux, l’eau tombant des hauteurs et se muant en brume avant de pouvoir toucher le sol. Des saules entouraient un bassin d’eau dans un ravin qui semblait aussi ancien que la montagne elle-même.

Cettie sentit son cœur pleurer d’émerveillement.

Le zéphyr pivota vers la bâtisse principale, et Cettie remarqua une terrasse couverte pavée et circulaire, à l’écart du reste. Benson ajusta sa position et se leva, puis il se mit à crier des ordres au pilote.

— À bâbord toute ! Ralentis la descente de trois nœuds. Oui, trois. Sous le vent. Voilà, tu y es. Évitons de percuter la maison du vice-amiral, hein, Klem ? Je ne pense pas que Sa Seigneurie apprécierait.

— En effet, confirma le gentleman avec un sourire.

Lui aussi avait grimpé l’échelle, et il se tenait désormais derrière Cettie, hochant la tête avec satisfaction. Il aimait visiblement être sur ce vaisseau, prendre part aux manœuvres.

— Descends de trois nouveaux nœuds. Non, quatre.

Le vaisseau flottant vacilla, et l’estomac de Cettie se contracta délicieusement, ce qui lui fit lâcher un hoquet et s’agripper aux cordes.

— La plus jeune sœur de ma femme pilote un tempête, lui dit le vice-amiral en haussant les sourcils pour chercher à l’impressionner – c’était réussi.

— Un tempête ? Vraiment ? Une fille ?

— Une femme, bien sûr, la corrigea-t-il. Mais oui, en effet. Raj Sarin lui a également appris à se battre.

— Qui est Raj Sarin ? demanda Cettie avec intérêt.

— Tu le rencontreras bientôt, j’imagine. Il est… disons, mon garde du corps, officiellement. Mais je le considère davantage comme un ami. C’est un Bhikhu. Tu sais ce que c’est ?

Elle fit non de la tête, mais elle espérait bien apprendre un maximum de choses à ses côtés. Ce nouveau monde qui s’ouvrait à elle répondait à ses rêves les plus fous. Un domaine flottant, construit sur une montagne. Un vaisseau qui s’élevait dans les airs. Comment était-ce possible ? Bien sûr, tout cela s’expliquait par les Mystères, ce qui signifiait que ce n’était en vérité pas explicable.

— Les Bhikhus forment un peuple qui peut voler grâce à son souffle. C’est assez incroyable, à vrai dire. Et une aptitude plutôt pratique quand on travaille d’aussi haut. Je dois te mettre en garde, Cettie : veille à toujours rester sur les chemins. Certaines roches se sont érodées avec les années. Le pouvoir maintient la pierre en suspens, mais pas les gens. Si tu devais faire une chute, tu risquerais de tomber définitivement du domaine, dit-il en plissant le nez. Certaines protections existent, mais il vaut mieux faire preuve de prudence. Comme tu peux l’imaginer, la chute serait vertigineuse.

— Ralentis donc ! cria Benson. Encore quatre nœuds. Moins vite ! Moins vite !

— Tu veux prendre ma place, peut-être ? riposta le pilote.

— Je pourrais très bien le faire, et je my prendrais aussi bien que toi ! répondit Benson en bombant le torse.

— Ça suffit, messieurs ! Contentons-nous de ramener le vice-amiral à bon port, les coupa le lieutenant Staunton, qui commençait à perdre patience. La nuit a été longue, et j’aimerais retrouver mon lit avant le lever du jour.

Le zéphyr se percha enfin juste au-dessus de la zone semi-circulaire, près des portes. Cettie vit plusieurs domestiques s’aligner, en contrebas, pour accueillir leur maître. Staunton gagna le bastingage et jeta un coup d’œil par-dessus bord avant de lancer l’échelle de corde.

— Je passe au bureau dans trois jours, comme promis, annonça Fitzroy au lieutenant tout en descendant au niveau principal du vaisseau.

Il fit signe à Cettie de le suivre, et elle s’exécuta.

— Assure-toi que cette femme fasse ce qu’on lui a demandé. Je n’ai pas particulièrement envie de la mettre derrière les barreaux, mais je n’hésiterai pas.

Cettie ressentit une bouffée de gratitude. Elle ne savait pas si Miss Charlotte parviendrait à rester sobre aussi longtemps. Elle espérait secrètement que sa gardienne finirait sous les verrous, tant que les enfants étaient en sécurité. Si Joses était libéré, il retournerait s’occuper d’eux et s’assurerait qu’ils mangent à leur faim.

Fitzroy enjamba le bastingage, le lieutenant lui tenant le bras par simple politesse.

— Suis-moi, Cettie, lança-t-il tout en commençant à descendre l’échelle.

La jeune fille obtempéra, et quelques instants plus tard, ils se tenaient sur la plateforme d’atterrissage. Les lumières vives donnaient l’impression que c’était le petit matin. Cettie leva les yeux vers la maison gigantesque, dont la structure et les décorations complexes frappaient davantage vues de près. Le toit, par exemple, semblait composé de grosses pierres brutes.

Une femme les attendait, à la tête dune rangée de domestiques. Elle était grande et très austère, des rides caverneuses lui creusant le front, les yeux et les joues. Une pince en argent retenait ses cheveux en arrière. Sa robe était toute simple, d’un vert forêt assez sombre, et maintenue par une broche au niveau de la gorge. Elle arborait un air majestueux dans sa façon de se tenir, une main gantée imbriquée dans l’autre, les coudes bien droits. Ses yeux bleus sévères étaient fixés sur Cettie. S’agissait-il de la femme du vice-amiral ? Elle avait l’air si froide, si digne… pas du tout le genre de femme qui accepterait sans broncher une orpheline chez elle.

— Mrs Pullman, dit Fitzroy en prenant la main de Cettie pour la faire avancer.

Ce n’était donc pas l’épouse du maître des lieux. Étrangement, cette information ne rassura pas la jeune fille. À en juger par le trousseau de clefs que tenait la femme, elle était la gardienne de la maison – le poste le plus important que l’on pouvait confier à quelqu’un qui ne faisait pas partie de la famille. Cettie avait entendu dire que tous les domaines du ciel disposaient d’un poste similaire.

La femme d’un certain âge jaugea rapidement la nouvelle venue du regard, s’arrêtant sur chaque tache, chaque trou dans sa robe. Les rides de son visage anguleux se tordaient d’une manière qui laissait clairement entendre que l’allure de la jeune fille ne lui convenait pas du tout. Et celle-ci ressentit une méfiance immédiate vis-à-vis d’elle. Elle s’était entraînée à cela, et elle savait deviner quand quelqu’un ne l’aimait pas.

Si Mrs Pullman avait son mot à dire, Cettie ne resterait pas longtemps à Saules de Brume.