Saules de Brume
Jeff Wheeler
Dans cette aventure entre ciel et terre, où les manoirs flottent au milieu des nuages grâce à une magie énigmatique, faites la connaissance de Cettie et Séra, deux jeunes filles aussi courageuses qu’ingénieuses aux destinées hors du commun.
Chapitre 1
La fille qui peut les voir
Cettie des Chutes. C’est ainsi que les gens l’appelaient. Il lui restait quelques vagues souvenirs du temps d’avant, mais ceux-ci étaient si lointains dans sa mémoire que, malgré tous les efforts du monde, elle était incapable d’en extraire le moindre détail. L’un de ces souvenirs était l’image d’un officier dans son régiment, si bien qu’elle s’était toujours imaginé que son père biologique était le capitaine d’une brigade du ciel. Elle avait la vague impression d’une longue moustache brune et de pattes sur les joues, d’épais cheveux ondulés de la couleur des noisettes et d’yeux de la couleur des nuages. C’était un visage sombre, un visage triste. Mais ce père biologique l’avait confiée aux soins d’un autre, et quand elle avait trois ou quatre ans, son nouveau gardien était mort. Le collecteur des loyers l’avait trouvée peu de temps après, à moitié morte de faim, déterminée à ne pas sortir demander de l’aide, de peur de se faire embarquer. Et elle avait eu raison. Le magistrat n’avait pas tardé à la confier à une femme cruelle qui n’avait accepté de signer l’acte de cession que pour l’argent qu’elle recevrait en échange. Cette première femme avait ensuite cédé la place à une autre, puis à une autre, jusqu’à ce que Cettie rencontre sa gardienne actuelle, Miss Charlotte, mais elles étaient toutes pareilles : elles faisaient travailler les enfants et les punissaient. Toute sa vie, depuis, avait été une succession de malheurs. Voilà ce qui menait Cettie, à cet instant, à foncer à travers les rues des Chutes, cherchant désespérément son ami.
Cettie et Joses étaient les pupilles les plus âgées de Miss Charlotte et, ensemble, ils veillaient sur leurs cadets au foyer. Leur gardienne ne leur donnant que rarement de quoi manger, Joses volait pour les nourrir. Il ne s’était jamais fait prendre jusqu’ici, mais cela faisait beaucoup trop longtemps qu’il était parti, cette fois. Et si les autorités l’avaient trouvé ?
Il régnait dans les rues un véritable chaos. Les Chutes regorgeaient de boutiques de toutes tailles et de toutes sortes – des fondeurs, des verriers, des tisserands – ainsi que d’usines qui produisaient du sucre, taillaient du bois ou coupaient les bêtes en morceaux. Une partie de la viande servait à nourrir les ouvriers, qui à leur tour nourrissaient les usines avec leur esprit et leurs muscles. Le reste était mis en caisses et calé sur des vaisseaux volants pour rejoindre les manoirs dans les nuages, où les chefs cuisinaient de véritables festins qui seraient engloutis par les riches.
Cettie avait entendu des gens dire sous cape que les Chutes avaient un jour été un centre industriel prospère, dont les habitants étaient heureux, mais pour la jeune fille, elles avaient toujours été cette succession enfumée et surpeuplée de logements dépareillés, un lieu où tout était en partie proie et en partie prédateur. Une fois la nuit tombée, même les officiers n’osaient pas sortir.
Et le soleil commençait à se coucher, mais elle n’avait toujours pas trouvé Joses.
La peur et le désespoir qui la rongeaient l’emportaient sur la faim, dans son estomac vide, tandis qu’elle errait dans les rues, à l’affût des cheveux noirs de son ami, ou encore de cette démarche légèrement arrogante qu’elle aurait reconnue dans la seconde.
Une ombre passa au-dessus de sa tête, et elle leva aussitôt les yeux. Ce n’était pas un nuage qui faisait barrage au soleil, non. C’était un vaisseau volant – un zéphyr, la plus petite sorte. Prestes, ils étaient connus pour être utilisés par les agents de la Loi, mais ils servaient également parfois à transporter les gens ou le courrier d’un bout à l’autre des Chutes. Cettie se dévissa le cou pour mieux l’observer. Elle ignorait comment la coque en bois, les espars et les voiles, sur le côté, parvenaient à flotter dans les airs. C’était de la pure magie. C’était l’un des Mystères.
Un corps lourd la percuta et l’envoya au sol. L’impact la sonna, mais elle se releva à la vitesse de l’éclair avant que quelqu’un ne lui marche sur les doigts, ne déchire sa robe déjà en loques, ou ne la télescope une fois de plus.
— Regarde donc où tu vas ! la houspilla un ouvrier.
Cettie s’éloigna au pas de course, de peur qu’il lui lance son poing dans la figure. Mais une fois à bonne distance de l’homme, elle chercha le zéphyr du regard. C’était l’un de ses rêves : se glisser à bord d’un vaisseau volant et se laisser porter vers l’un des manoirs flottants. Même si aucun d’eux n’était situé directement au-dessus des Chutes, elle avait entendu les gens de la Cité dire à quoi cela ressemblait, de vivre sous les immenses manoirs célestes de la haute société. Ils planaient au-dessus de la Cité en un labyrinthe interconnecté, plongeant cette dernière dans l’ombre à partir de midi. Il existait un risque que la magie qui maintenait les manoirs en hauteur cesse un jour, et que ceux qui habitaient dessous se retrouvent écrasés, mais les gens affluaient pour vivre dans la Cité, prêts à courir ce risque dans l’espoir d’une existence meilleure.
L’adolescente n’avait jamais mis un pied à l’extérieur des Chutes, mais elle rêvait d’en partir. Si elle se montrait capable, utile et travailleuse, elle espérait un jour se qualifier pour la loterie et gagner une place dans l’un des manoirs flottants.
L’inclinaison du soleil dans la rue lui disait qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps. Peut-être Joses était-il déjà rentré chez Miss Charlotte ? Avaient-ils pu se rater ? Cettie n’aimait pas laisser les enfants du foyer aussi longtemps tout seuls. Certains parmi les plus petits devaient déjà pleurer de faim, et si leur gardienne se réveillait de son coma alcoolisé, les coups pleuvraient. Si la jeune fille ne rentrait pas, que leur arriverait-il ? Elle n’eut pas besoin de réfléchir plus longtemps. Elle fit demi-tour au milieu de la rue et revint sur ses pas en se faufilant à travers la foule. Calmer des enfants affamés était quelque chose de difficile, et Cettie avançait tout en scannant les pavés, à la recherche d’un sou abandonné. Mais elle ne trouva rien, et elle savait déjà qu’il n’y avait pas une miette de nourriture dans la maison de Miss Charlotte.
Elle jeta un nouveau coup d’œil derrière elle, dans l’espoir de tomber sur Joses, et découvrit qu’un garçon la suivait. Il devait avoir seize ans et il était beaucoup plus grand qu’elle. Il appartenait sans aucun doute à un gang, avec son regard féroce, sa veste et sa casquette crasseuses et son air dangereux. Cettie n’avait rien qu’on puisse lui voler, mais les gangs cherchaient constamment de nouvelles recrues. De jeunes novices qui seraient formés à prendre des risques tandis qu’eux se contenteraient de récolter tous les fruits. Elle accéléra le pas, haletant de plus en plus.
Elle vivait dans un quartier particulièrement animé, et tout ce bruit lui faisait mal aux oreilles. Après plusieurs pâtés de maisons, elle risqua un nouveau coup d’œil en arrière. Le jeune homme était toujours là. Il croisa son regard, cette fois, comme pour lui confirmer qu’il la suivait et attendait de voir où elle le mènerait. Dans ce cas, Cettie ne doutait pas un instant que Miss Charlotte saurait lui réserver un accueil pour le moins violent. Elle ne voudrait certainement pas perdre une seule miette des revenus que la garde de ces enfants lui procurait.
Elle s’arrêta presque en voyant un zéphyr planer au-dessus de la rangée de logements. Était-ce le même qu’un peu plus tôt ?
Un rassemblement s’était formé dans la rue pour observer le vaisseau. Certains le pointaient du doigt. D’autres marmonnaient des jurons. La loi n’était pas respectée, dans certaines parties des Chutes. Oui, les avocats et les artisans du centre-ville la tenaient en haute estime – après tout, la loi conservait leurs droits et protégeait leur fortune –, mais dans les logements, les officiers pouvaient se montrer violents et cruels. La peur balaya alors sa nervosité.
Le zéphyr planait juste au-dessus de chez Miss Charlotte.
⸙
Cettie entendit les cris dès l’instant où elle ouvrit la porte. Miss Charlotte était dans tous ses états. Les hommes qui s’entretenaient avec elle s’efforçaient de rester cordiaux, mais il était évident qu’ils commençaient à perdre patience.
— Si vous refusez de nous présenter les actes de cession, madame, vous ne pourrez pas prouver vos dires. Cessez de hurler et allez les chercher, maintenant.
— Quand mon mari reviendra, il sera furieux, croyez-moi ! Vous pouvez pas attendre son retour ?
— Nous ne pouvons pas attendre. Il fera bientôt nuit.
Un soupir exaspéré. Cettie entendait les pleurs des enfants à travers les trous des murs. Ils étaient certainement terrorisés par tous ces cris, surtout si Joses n’était pas rentré pour les rassurer.
Cettie approcha de l’escalier à pas prudents, faisant de son mieux pour ne pas produire le moindre bruit avec ses chaussures déchirées. Miss Charlotte renifla et éclata à nouveau en sanglots, crachant des mots à peine compréhensibles. La jeune fille jeta un coup d’œil discret dans la pièce et vit plusieurs officiers de la loi rassemblés autour du canapé, avec leurs gilets noirs aux rayures dorées et leurs manteaux gris. Leurs bottes étaient hautes et brillantes.
L’un des officiers se tourna et la vit.
— En voilà une autre !
Cettie ne chercha pas à s’enfuir. Au lieu de cela, elle entra dans la pièce, s’efforçant de se tenir le plus droit possible, même si tout son corps s’était mis à trembler. Elle n’avait jamais rencontré d’officier jusqu’ici. Ils étaient grands et forts et ils étaient venus en zéphyr !
— Quel âge as-tu, petite ? lui demanda l’un des hommes.
Il avait des cheveux blond cendré et une moustache.
— Je ne sais pas. Douze ans, il me semble, répondit Cettie.
Elle était fière de s’exprimer correctement. Elle savait qu’elle n’avait pas d’autre choix que de parler ainsi si elle espérait un jour travailler pour une famille riche.
— Et tu vis ici ?
Elle hocha la tête.
— Quel est le problème, monsieur ?
— Il y en a au moins une qui n’est pas hystérique, ici, marmonna l’officier. Reviens-tu tout juste de dehors ?
— Oui, répondit-elle tout simplement.
— Fais-moi voir tes mains. Caches-tu quelque chose derrière ton dos ?
Cettie ne s’était pas rendu compte qu’elle avait les mains dans le dos. Elle desserra les poings et ouvrit ses paumes crasseuses. L’homme les observa en plissant le front.
— Tu as des poches ? De l’argent ?
— Je n’ai rien, répondit Cettie. Que faites-vous ici ?
— Ne sois pas impertinente, cracha aussitôt un autre homme.
— Du calme, intervint le premier. Au moins, elle est sobre, elle. Alors, comme ça, tu vis ici ? Tu connais cette femme ?
Cettie hocha la tête.
— C’est ma gardienne.
— L’écoutez pas ! brailla Miss Charlotte de sa voix avinée. Envoyez-la plutôt calmer les petits. Elle est bonne qu’à ça. C’est moi, la maîtresse de cette maison. Et vous allez attendre que mon mari revienne. Je sais pas où il est parti, encore. J’ai pas les moyens de me payer un avocat. Vous pouvez pas…
— Ça suffit ! tonna l’officier à la moustache en se tournant vers elle. Allez chercher ces papiers. Apportez-les-moi tout de suite, ou je vous arrête et je vous embarque au ministère de la Loi. Alors, faites-moi plaisir et dépêchez-vous.
Avec un air apeuré, Miss Charlotte se remit à pleurer, mais elle s’exécuta et partit dans ses quartiers.
— Je vais calmer les enfants, si vous me le permettez, dit Cettie d’une voix douce en espérant qu’il ne lui hurlerait pas dessus à son tour.
— Attends un peu, lança l’homme à la moustache avec un air grave, une main gantée de noir dressée vers le haut. Un garçon vient de se faire prendre en train de voler. Il a expliqué que vous n’aviez pas de quoi manger, ici. Pas une miette. C’est vrai ?
Joses. Les genoux de Cettie s’étaient remis à trembler et le nœud dans sa gorge l’empêchait de parler. Elle eut soudain envie de pleurer. Ils avaient arrêté Joses. Cela voulait dire qu’elle ne le reverrait plus jamais. Mais elle dirait la vérité. Peut-être ces hommes apporteraient-ils de quoi manger aux petits. Peut-être même auraient-ils pitié de son ami.
Elle hocha la tête.
L’homme plissa à nouveau le front, et Cettie se prépara à un nouvel éclat.
— Comment s’appelle ce garçon ?
— Joses, hoqueta Cettie.
Les deux officiers échangèrent un regard, et l’un d’eux opina du chef.
— Que fait-on, lieutenant Staunton ? demanda-t-il. Le magistrat est parti pour la Cité.
— Je sais, répondit sombrement l’officier à la moustache, avant de balayer les lieux sordides du regard. Il faut que quelqu’un fasse quelque chose. Les enfants meurent de faim. Cette femme a dépensé tout son argent dans la boisson.
Il plissa les lèvres et reprit.
— Je retourne à Saules de Brume. Fitzroy viendra superviser ce bourbier. Il saura quoi faire.
— Vous ne serez pas de retour avant la nuit, commenta l’autre d’une voix nerveuse.
— Barricadez la porte derrière moi. Nous passerons par la fenêtre de toit, de toute façon. Je vous laisse quatre hommes, et j’embarque Benson et Ricks.
Puis il leva la tête, comme s’il remarquait seulement maintenant les pleurs des enfants. Il se tourna alors vers Cettie.
— Va donc les rassurer, si tu y parviens, petite. Rappelle-moi ton nom ?
— Cettie, répondit-elle.
Il l’observa longuement, puis l’invita à se retirer d’un simple coup de menton.
La jeune fille grimpa les marches branlantes quatre à quatre. Le grenier abritait deux pièces. L’une d’elles disposait de la fenêtre de toit que l’officier utiliserait à son retour, l’autre servait de dortoir aux enfants, aussi loin que possible de leur gardienne.
Si Miss Charlotte percevait le moindre gémissement, elle montait au pas de course et leur donnait à tous une sérieuse correction, même si un seul d’entre eux était souffrant. Cettie gagna la pièce, et les petits lui bondirent aussitôt dessus, complètement terrorisés. Les officiers étaient passés par la fenêtre de toit. Ils criaient après Miss Charlotte. Où était Joses ? Leur avait-elle apporté quelque chose à manger ?
Cettie craignit un instant d’être emportée par ce torrent de questions. Elle n’avait rien à leur donner. Certains n’avaient rien avalé depuis plusieurs jours, et elle en faisait partie. Ses bras et son corps squelettiques étaient la preuve de la faim qui la tenaillait. L’une des petites caressait les cheveux noirs de Cettie. Il n’y avait pas d’électricité au grenier et le soleil était en train de se coucher. Il faisait de plus en plus sombre.
— Venez vous asseoir par terre, leur chuchota alors l’adolescente.
Elle s’agenouilla la première et les fit s’installer tout autour d’elle, les enveloppant de ses bras. Elle tenta de leur expliquer que Joses s’était fait prendre en train de voler. Il n’y avait pas de nourriture, mais elle avait l’espoir que les officiers en rapportent. Face à leurs mines désespérées, elle s’arracha un sourire, même si en vérité, elle avait envie de pleurer.
Elle leur fredonna alors un air populaire et entraînant. Les ombres s’épaississaient. Les gémissements commencèrent à se dissiper.
Joses n’était plus là. Il allait se retrouver derrière des barreaux, dans une cellule où on le laisserait mourir. Personne d’autre qu’elle ne se souviendrait de lui. Personne ne le nourrirait. Ces pensées lui martelaient férocement l’esprit tandis qu’elle fredonnait, faisant de son mieux pour calmer les petits. Certains reniflaient. Un garçonnet s’endormit par terre, à ses pieds.
Dans combien de temps reviendraient les officiers ? L’homme à la moustache avait dit qu’ils allaient à Saules de Brume, l’un des domaines du ciel. Qu’aurait-elle donné pour simplement entrapercevoir ces lieux !…
Tu ne les verras jamais. Tu mourras dans les Chutes, comme les autres. Peut-être que Joses a de la chance, finalement. Mourir de faim est rapide. Indolore. C’est comme s’endormir. Endors-toi, Cettie. Endors-toi.
Un bourdonnement se mit à retentir dans ses oreilles. L’obscurité de la chambre lui parut soudain oppressante. La petite fille qu’elle avait dans les bras se mit à frissonner et à gémir.
— Chuut…, la consola Cettie tout en sentant quelque chose de maléfique se mouvoir dans le noir.
C’était le grand, le fantôme du logement qui la hantait depuis des années. Celui qui n’avait pas d’yeux. Évidemment, il fallait qu’il lui apparaisse une soirée comme celle-ci, quand la souffrance était la plus vive dans le foyer. Il adorait la titiller avec ses chuchotements, choisir les mots qui la tourmenteraient le plus. Aucun des autres enfants ne pouvait voir le fantôme. Ou l’entendre.
Mais Cettie, elle, le pouvait.
SAULES DE BRUME
Livre 1/5, 448 p.
Jeff Wheeler
Format relié/hardback avec jaquette
Il existe deux mondes.
L’un a conquis les nuages.
L’autre a sombré dans le brouillard.
Abandonnée alors qu’elle était enfant, Cettie vit le ventre creux, dans la peur des fantômes qu’elle semble être la seule à voir. Elle réside dans le monde d’en bas, jusqu’à ce qu’un vice-amiral fortuné l’en délivre, lui offrant la vie dont elle a toujours rêvé, tout là-haut dans les nuages. Là où les manoirs flottent dans le ciel grâce à une magie énigmatique et où les privilégiés mènent des vies de rois.
Séra est la petite-fille de l’Empereur. Toutes envient sa place. Pourtant, seule avec sa gouvernante et ses parents, la jeune princesse n’a qu’un désir : explorer le monde qu’elle aperçoit tout juste depuis sa fenêtre.
La vie des deux jeunes filles est sur le point de changer à jamais.
Illustration de couverture © Eliot Baum