Les Héritiers des Chimères
Priscilla Grano
L’empereur vient de mourir. Tous les enfants nés le jour de la mort du souverain doivent être capturés, car on les prétend maudits. Pourtant, un garçon échappe toujours aux recherches… pour le plus grand malheur de la nouvelle impératrice.
LES HÉRITIERS DES CHIMÈRES
Tome unique, 440 p.
Priscilla Grano
Format relié/hardback avec jaquette
L’empereur vient de mourir. Héritier d’un pouvoir sacré conféré par des divinités appelées chimères, il a confié les rênes du gouvernement à son fidèle conseiller, Li-Peng, en attendant que sa fille puisse lui succéder.
Li-Peng ordonne aussitôt la capture de tous les enfants nés le jour de la mort du souverain : on les prétend maudits, et ils pourraient interférer avec la transmission légitime du pouvoir des chimères.
Mais les années passent, et la jeune impératrice Meï-Suke ne parvient toujours pas à se connecter à son don. Li-Peng, de plus en plus inquiet, est persuadé que “le bon maudit” court toujours.
Alors que les efforts de l’armée s’intensifient, l’orphelin Ryu doit redoubler de prudence s’il ne veut pas tomber entre les griffes de cet empire implacable.
Extrait
Les éditions Rivka vous invitent à découvrir les 3 premiers chapitres de Les Héritiers des Chimères. Merveilleuse lecture !
Chapitre 1 – Gloire et décadence
1306 – Année du dragon
Les rayons rasants de l’aube se heurtent au métal d’un millier d’armures rutilantes ; réfléchis, diffractés, amplifiés par le prisme des corps immobiles. Le silence est d’or dans l’immense plaine désertique. Le soleil lui-même ne saurait faire frémir l’armée bien agencée de l’empereur Rezza. C’est tout juste si une goutte de transpiration suinte à la tempe des fantassins en première ligne. Leur plastron arbore un fier lion doté d’une queue de scorpion menaçante. Ils ne vont pas tarder à subir les effets de la chaleur sous l’épaisseur des protections martiales, mais ils ne bougeront pas avant d’en avoir reçu l’ordre.
À la tête de ses troupes fidèles, l’empereur Rezza ne craint nul ennemi. Il se tient avec aplomb sur un char mené par deux chevaux vifs et musculeux ; le flanc des bêtes est hérissé de piques d’acier, tout comme le sont les roues du véhicule de guerre. Le regard finement bridé du souverain se plisse pour mieux discerner, au loin, les remparts voilés par un nuage de sable.
La cité d’Ostia ne montre aucun signe d’activité. C’est peut-être un leurre. La tentative de la dernière chance d’une bête aux abois qui, dans un ultime sursaut de vie, peut encore causer des dommages à son prédateur.
Un bruit sourd résonne dans la plaine, comme un billot de bois qu’on aurait laissé tomber du haut d’une tour, puis la herse qui protège l’entrée de la cité assiégée remonte avec une lenteur léthargique.
Rezza sourit et enveloppe son armure reluisante dans une longue cape noire brodée de fleurs de cerisier. Le dénouement d’une guerre qui n’a jamais ouvertement dit son nom approche.
À ce jour, aucune goutte de sang n’a été versée sur le champ de bataille ; le conflit s’est tenu cloîtré derrière les portes des salles de conseil et les sceaux des courriers secrets. L’empereur, dans sa mansuétude, a accordé au modeste royaume de Sumérie de multiples occasions de se soumettre à ses requêtes, mais le petit roi Azel est trop têtu pour son propre bien et celui de ses administrés.
Qu’il en soit ainsi. La longue histoire d’entente cordiale entre les deux nations voisines devra s’effacer devant une nécessité impérieuse : maîtriser les accès à la mer, un besoin vital pour le gigantesque empire des chimères dont Rezza a la charge. On se souviendra de l’empereur comme de l’un des héros ayant étendu les frontières du territoire et ainsi accru la richesse du peuple. Ils sont nombreux avant lui à avoir donné ses lettres de noblesse à un empire plus que millénaire, un empire qui domine largement le continent de Chimæra, mais peu ont apporté un avantage aussi décisif que le contrôle de tous les ports de la côte ouest. Rezza marquera l’histoire aujourd’hui, il n’en doute pas.
L’astre du jour est plus haut sur l’horizon à présent, il fait scintiller les toits pointus aux tuiles nacrées, des habitations les plus modestes jusqu’à la plus haute tour du palais retranché derrière les fortifications. La cité d’Ostia se réveille pour la dernière fois en tant que capitale royale ; demain elle sera une simple ville au service de l’empire des chimères. La herse est maintenant entièrement relevée et les imposantes portes de bois renforcées d’acier s’écartent sans hâte. Dans l’embrasure, on devine des silhouettes casquées et armées.
Les soldats impériaux sont suspendus aux lèvres de leur dirigeant ; il n’a qu’un geste à esquisser et ils déferleront sur les adversaires sans pitié. Mais Rezza ne dit mot. Rezza observe. Il caresse la fine moustache noire qui encadre ses lèvres et se fond dans un bouc cerclé d’un fil d’or. Si Azel veut la guerre, l’empereur magnanime lui accordera une mort honorable sur le champ de bataille.
Quand on parle du loup, voilà le roi en sursis qui se présente au milieu de sa garde rapprochée. Les troupes se déversent hors de l’enceinte de la ville, à découvert. Pas de cris, pas d’armes brandies, seulement un pas lent et solennel. Ces hommes ne sont pas venus verser le sang, ils accompagnent leur souverain déchu dans sa reddition, afin que sa dernière marche ne soit pas honteuse, mais accomplie avec honneur.
Rezza approuve le geste. Bien sûr, il était prêt à l’affrontement, mais il préfère un opposant qui se rend à la raison plutôt qu’un homme qui entraîne d’innombrables victimes dans sa chute. Ostia a déjà payé un lourd tribut dans cette discorde politique, il n’y a qu’à regarder la démarche chancelante des gardes royaux pour s’en convaincre. Les hommes d’Azel ont le teint livide, la paupière tombante, le pied incertain ; ils sont déjà au bout de leurs forces.
L’empereur victorieux est surpris : il semblerait que tous les Ostians qui marchent dans sa direction soient atteints du même mal. La ville entière serait-elle touchée ? Ce serait bien la première fois que la magie qui coule dans les veines du souverain invaincu touche un si grand nombre de personnes.
Perdu dans ses pensées, Rezza caresse d’une main distraite la manticore rugissante qui orne son plastron. La queue dressée de l’animal mi-lion mi-scorpion brille du poison qu’elle est prête à dispenser. Cette capacité à empoisonner des individus à distance, sans même qu’il y ait contact, l’empereur la tient d’une force ancienne dont il est le seul à bénéficier. Il n’en comprend pas tous les mystères, il sait seulement qu’il porte dans son sang le pouvoir d’une créature divine dont il ressent la présence diffuse dans un recoin de son esprit… et ce pouvoir ne fait que grandir au fil des années ; c’est ce qui lui donne toute légitimité pour diriger l’empire des chimères à sa guise.
Tandis que les habitants de la cité assiégée luttent contre un mal mystérieux – une épidémie fulgurante surgie de nulle part –, leur roi défait plie le genou devant l’empereur tout-puissant. Azel n’ose pas lever son regard moribond vers le vainqueur, il est bien trop faible pour cela.
Cette scène historique se trouvait à jamais immortalisée dans la trame d’une tapisserie magistrale. Des fils de soie rouge de la plus haute qualité figuraient, sur un fond blanc, tous les détails de l’évènement. On y décelait le poids qui pesait sur les épaules du roi Azel, l’affliction de sa garde assujettie à un nouveau maître, mais aussi la sérénité qui émanait de l’armée impériale en armure immaculée. Du haut de son char, Rezza respirait la grandeur : il était au sommet de sa gloire, dans la fleur de l’âge. La suite ne serait qu’une lente agonie vers la décrépitude.
Le souverain vieillissant arracha son regard à la tapisserie qu’il lui était pénible d’admirer tant elle lui rappelait sa magnificence fanée. Il ne pouvait cependant s’empêcher d’y revenir chaque soir, comme une addiction cruelle aux souvenirs de ce qui fut mais ne serait plus jamais. Tous les matins, il sommait ses serviteurs de dissimuler l’ouvrage – qui occupait un pan de mur entier – derrière des paravents et des arbustes en pot, avant d’exiger au crépuscule qu’on fasse place nette à nouveau.
Il avait eu son content de mélancolie pour cette fois et se détourna sans remords. Rezza quitta l’antichambre encombrée de trésors collectés au cours d’une vie de conquêtes. Il se sentait faible au milieu des splendeurs accumulées et ne désirait plus qu’une chose : s’abandonner au repos dans les draps frais de sa couche.
En entrant dans sa chambre, il retira les gants de velours pourpre qui protégeaient ses mains. Elles étaient maigres, noueuses et marquées d’épaisses veines bleuâtres ; c’étaient les mains d’un individu usé par la vie et la maladie. Le grand homme diminué n’était pourtant pas si âgé – il n’avait pas encore célébré ses soixante ans –, mais il savait quel mal le rongeait.
L’esprit de la manticore qui était mêlé au sien depuis sa naissance avait fini par se retourner contre son porteur. Après des décennies d’une symbiose qui avait accompagné Rezza dans tous ses succès, l’homme avait peu à peu perdu sa capacité à faire appel au pouvoir de la chimère. Finies les cités affaiblies par des épidémies aussi brèves que meurtrières. Finis les opposants empoisonnés à distance sans que quiconque puisse en déterminer l’origine. Pire, depuis plusieurs mois déjà, Rezza perdait complètement le contrôle sur le poison mystique coulant dans ses veines. Il devenait à son tour la victime du pouvoir qui l’avait hissé au sommet et se faisait consumer à petit feu.
Les meilleurs médecins du continent s’étaient succédé au chevet de l’empereur, mais aucun d’eux n’était en mesure de comprendre le caractère surnaturel de la malédiction qui terrassait leur souverain. Le secret qui entourait le don de Rezza ne faisait qu’ajouter à l’ignorance et à la confusion. Nul ne connaissait la véritable nature du pouvoir des chimères, dont l’origine remontait à des temps immémoriaux. Les connaissances qui s’y rattachaient étaient perdues depuis longtemps. Ainsi Rezza s’était-il résigné à mourir de la main divine qui, toute sa vie durant, avait nourri son appétit de pouvoir.
L’empereur s’installa entre les coussins moelleux, le dos contre une tête de lit sculptée de lions et de scorpions campant diverses postures d’attaque. À portée de main, un cordon relié à un carillon attendait qu’on vienne le faire danser. Les pièces de métal tintèrent, produisant une mélodie cristalline.
Rezza se laissa couler sur le matelas dans une position plus confortable et ferma les yeux quelques secondes. Il n’eut pas à attendre bien longtemps, les portes de la chambre s’ouvraient déjà sur celui qu’il avait fait appeler : Li-Peng, son conseiller et fidèle ami de toujours.
Li-Peng Huzang était le dernier fils d’une grande fratrie. Bien que sa famille appartienne à la petite noblesse, il n’avait pas grand-chose à espérer de ses parents, qui respecteraient – comme le voulait la tradition millénaire – l’ordre naturel de succession en favorisant ses frères aînés trop nombreux. S’il espérait goûter à un avenir brillant, il ne pouvait compter que sur lui-même. Et c’est ce qu’il fit.
À peine entré dans l’adolescence, le benjamin de la famille Huzang parvint à se faire embaucher comme garçon à tout faire au palais impérial. Il débuta par les tâches les plus ingrates, bien qu’il affiche vite une préférence pour les travaux de désherbage manuel dans le jardin aux mille essences. Ce fut au cœur de ce jardin enchanteur qu’il rencontra pour la première fois le jeune empereur sous tutelle : Rezza.
À cette époque, l’empire vivait sous la régence de l’impératrice Soo-Ahn, en attendant que son fils atteigne l’âge adéquat. Ce fut une période calme et prospère, chose qui n’aurait pas été envisageable si l’on avait confié les rênes du pouvoir à un adolescent fougueux en pleine rébellion ; il faut dire que Rezza manifesta un tempérament de feu très tôt.
Le jour où la route de ce dernier croisa celle de Li-Peng, il avait fui la tutelle de son maître d’armes, furieux d’avoir été blessé au visage pendant l’entraînement matinal. Marmonnant des imprécations dans la barbe qu’il ne portait pas encore, il ne prêta guère attention à son environnement et trébucha sur le jeune serviteur, en pleine lutte avec le liseron qui envahissait les parterres de fleurs.
L’incident – et la cascade plutôt comique qui en résulta – déclencha un fou rire et mit Rezza en de bien meilleures dispositions qu’il ne l’était l’instant d’avant. Les deux garçons, qui avaient presque le même âge et partageaient une irritation commune à l’égard de ces adultes trop prompts à donner des ordres, passèrent un long moment à rire et râler de concert. Ils sympathisèrent si vite et si bien – en dépit de leur différence de statut – que Rezza finit par offrir à son nouveau camarade un poste enviable de serviteur personnel.
Depuis ce jour, les deux hommes avaient évolué ensemble et ne passaient jamais beaucoup de temps éloigné l’un de l’autre. Li-Peng possédait en intelligence et en sagacité ce que Rezza développait en force et en charisme. Leur duo fut à l’origine de bien des décisions déterminantes pour l’essor de l’empire.
Ce soir-là, lorsque Li-Peng se présenta dans la chambre de son vieil ami après avoir entendu tinter les carillons reliés à ses appartements, il sut aussitôt que leur belle harmonie arrivait à son terme. L’odeur de mort qui imprégnait les tissus du lit à baldaquin ne trompait pas, l’empereur était mourant… et à vrai dire, il avait déjà l’air plus mort que vivant.
Rezza en était conscient, lui aussi. Il pouvait sentir ses organes se putréfier sous l’effet grandissant de son propre poison. Il avait convoqué son ami pour lui confier ses dernières volontés sur son lit de mort.
Li-Peng était encore dans la force de l’âge, et son visage respirant la santé n’était marqué que par le chagrin. Ses yeux d’un gris cendré s’emplirent de larmes lorsqu’il s’assit sur le bord de la couche impériale. Remarquant que Rezza ne portait pas ses gants, il tira un drap de coton sur les mains de l’empereur. Il fallait faire preuve de prudence depuis que la maladie était entrée dans son stade final, six mois plus tôt. Le porteur trahi du pouvoir des chimères avait tant perdu le contrôle de son don qu’un simple contact risquait de contaminer quiconque effleurait son épiderme. Ce coup du sort avait enfermé Rezza dans une solitude forcée difficile à supporter, alors même qu’il se savait condamné.
Li-Peng posa sa main sur celle de l’empereur, percevant un froid inquiétant à travers le tissu.
— Majesté, souffla-t-il avec sollicitude.
Les paupières du malade se fermaient déjà à demi, trop lourdes pour lutter.
— De majesté il n’est plus question, mon ami. Regarde-moi.
Li-Peng obéit avec retenue, comme honteux d’être témoin de la déchéance d’un si grand homme.
— Alors, c’est vraiment la fin ? s’assombrit-il.
— Oui, je n’aurai pas la force d’ouvrir les yeux sur un nouveau jour.
— … Je ne sais pas quoi dire, quoi faire…
— Alors je vais te le dire, écoute bien.
L’empereur s’y reprit à deux fois avant de parvenir à avaler la salive qui s’était accumulée dans le fond de sa gorge.
— Tu sais que ma fille compte plus que tout pour moi. Elle est si jeune, et je ne l’ai guère vue grandir depuis que ce poison menace les personnes à mon contact. Comment va-t-elle ?
— Bien. Les nourrices s’occupent d’elle comme vous l’avez exigé. On m’a dit qu’elle a fait ses premiers pas dans le jardin aux mille essences, ce matin.
— Ma chère Meï-Suke… Elle n’aura sans doute aucun souvenir de son père… Je veux que tu la protèges. Être mon héritière est une source de grand danger. Prépare-la à l’avenir qui l’attend. Et fais qu’elle parvienne à trouver une parcelle de bonheur dans ce monde, je t’en conjure.
— Je serai à ses côtés comme j’ai toujours été aux vôtres, j’en fais le serment.
La main du fidèle conseiller se resserra sur celle du maître.
— Tu la guideras bien, je le sais, poursuivit Rezza, le fantôme d’un sourire flottant sur ses lèvres. Et un jour, tu lui diras tout ce qu’elle a besoin de savoir à mon sujet.
Li-Peng acquiesça en silence.
— Concernant le pouvoir des chimères, tu en sais déjà autant que moi, ajouta le souverain. Les divinités s’apprêtent à désigner un nouvel Héritier. Tu connais donc la mission qui t’attend pour assurer la stabilité de l’empire.
— Oui, Majes…
Le serviteur confident s’interrompit, se rappelant la réaction suscitée plus tôt à l’usage de ce terme.
— J’ai été empereur ma vie entière, reprit Rezza. Par les chimères, fais-moi la grâce de me traiter en homme égal dans mes derniers instants.
L’hésitation s’effaça devant la nécessité de satisfaire cette ultime requête.
— Rezza, mon vieil ami… Tu me manqueras.
Une sérénité absolue remplaça la douleur sur le visage du malade. Jamais personne ne l’avait tutoyé, c’était si bon. Ses paupières cédèrent sous le poids de la fatigue tandis qu’un sourire se figeait sur les traits du grand empereur qui n’était désormais plus qu’un homme.
La respiration de Li-Peng se cala sur le rythme faiblissant de son homologue jusqu’à ce que son souffle ému soit le seul à vibrer dans la pièce silencieuse.
Après quelques secondes de recueillement, le conseiller se leva et se dirigea vers le pied du lit où reposait une cape à l’effigie de la manticore, symbole du règne de Rezza ; seul Li-Peng savait réellement tout ce que cela impliquait. Le tissu recouvrit le visage apaisé de son propriétaire.
C’était la fin d’une ère. Restait à faire en sorte que la suivante démarre sous les meilleurs auspices.
Chapitre 2 – Premier cri
À travers les siècles qui accompagnèrent son essor, l’empire des chimères changea souvent ses frontières, mais jamais sa capitale. Bastis avait toujours abrité le palais impérial à l’ombre de ses murs. Les remparts limitant son expansion, les architectes finirent par bâtir des murailles supplémentaires autour de la ville millénaire, tels des pétales entourant le cœur d’une fleur. Cette coquetterie lui valut le surnom de « cité du lotus ».
En ce soir d’automne, peu après la tombée de la nuit, Bastis n’était pas aussi calme qu’elle aurait dû l’être. Les huit beffrois répartis dans la ville donnaient de la voix en faisant retentir à l’unisson leurs cloches les plus graves. La dernière fois que ce chant funèbre s’était abattu sur le toit des habitations remontait à cinquante-sept ans, à la mort de l’empereur précédent : le redoutable Soo-Jahling.
Les Bastinais disciplinés se regroupaient dans les rues rapidement surpeuplées. Certains avaient été tirés de leur lit. Ils bâillaient de fatigue, mais n’avaient pas le choix : le cachot attendait ceux qui ne se présentaient pas hors de leur domicile à l’annonce du décès de l’empereur. L’armée était mise à contribution, se dispersant dans les ruelles, fouillant les maisons une à une, veillant à ce que personne ne franchisse les limites de la ville avant qu’une fouille complète n’ait été effectuée.
Les portes de l’enceinte centrale, ainsi que celles des faubourgs qui la ceinturaient, furent closes. Les lourds panneaux de bois et d’acier grincèrent de façon sinistre : ils n’avaient pas servi depuis cinquante-sept ans, eux non plus. Les seuls qui pourraient les franchir étaient les huit cavaliers qu’on enverrait dans toutes les directions de l’empire afin d’annoncer la nouvelle tragique et de transmettre les ordres accompagnant celle-ci. La cité du lotus ne serait pas la seule à subir une fouille exhaustive, c’est tout le territoire qui devrait être mis sens dessus dessous dans les plus brefs délais.
Ce que les soldats recherchaient ?
Des enfants.
Tous les bébés nés le jour noir du trépas de l’empereur seraient à jamais marqués du sceau de l’infamie, affublés du sobriquet de « maudits ». Les chimères ne sauraient tolérer l’affront de ces naissances, alors que les cieux pleuraient la perte de leur Héritier. L’idée selon laquelle ces enfants n’apporteraient que malheur et infortune à leurs proches était si bien ancrée dans les esprits que peu de parents osaient la remettre en question, aussi affligés soient-ils par ce regrettable coup du sort. Il était certes difficile d’abandonner son nouveau-né aux mains des soldats, mais une compensation financière venait adoucir la peine. Par ailleurs, les petits étant considérés comme des pupilles de l’État, l’on se rassurait à l’idée qu’ils seraient élevés dans des conditions adaptées à leur nature profonde. Le peuple et les parents désœuvrés ne pouvaient que se soumettre à la loi impériale. Après tout, seuls les dirigeants de l’empire étaient à même d’interpréter la volonté des chimères.
Le caporal Jiyo Hitekki était au courant de l’importance de cette rafle. Il savait que quiconque se risquait à soustraire un maudit aux bons soins de l’armée encourait la mort. Ce qu’il n’était pas sûr de savoir, en revanche, c’est pourquoi il avait accepté d’aider la jeune lavandière.
Blonde comme les blés, Megara tenait à l’évidence ses origines exotiques de l’extrême nord de l’empire. Elle avait les yeux verts et le visage aussi rond qu’une pomme d’amour.
Le soldat l’appréciait pour son caractère doux, mais pas au point de l’épouser. Il n’était cependant pas impossible qu’il soit le père de l’enfant qu’elle portait. Pour le pousser à s’engager plus sérieusement dans leur relation, elle lui avait un jour affirmé qu’elle fréquentait d’autres hommes, mais elle avait sans doute dit cela pour lui faire peur ou pour l’agacer.
Quoi qu’il en soit, le résultat était là : Megara était enceinte jusqu’aux yeux, qu’elle avait pleins de larmes quand elle vint implorer l’aide de son amant.
En réalité, Hitekki n’eut guère le loisir de réfléchir devant l’urgence de la situation. Le travail avait commencé plusieurs heures auparavant, les contractions de plus en plus douloureuses s’enchaînaient à un rythme qui laissait à la jeune parturiente à peine le temps de reprendre son souffle. Il restait moins de trois heures avant que minuit ne sonne. Si l’enfant voulait bien traîner encore un peu, il lui restait une chance d’échapper à la malédiction. Cependant, Megara n’était pas prête à courir ce risque, elle voulait à tout prix accoucher loin des remparts de Bastis, loin de la surveillance des soldats et de ses voisins, afin que nul ne puisse témoigner de l’heure exacte de la naissance. Si elle devait mentir sur le jour de la venue au monde de son petit, elle n’hésiterait pas.
Pris au dépourvu, décontenancé par la douleur et le désespoir de la jeune femme, Hitekki accepta de lui venir en aide. Il avait une seule carte à jouer : user de son grade pour ordonner à un des messagers sur le point d’être envoyé à l’extérieur de lui céder sa place. Cette partie fut aisée ; détourner l’attention des surveillants à la porte sud-ouest des remparts le fut moins. Heureusement, l’agitation qui animait la ville jouait en sa faveur. Après qu’on eut validé son autorisation de sortie, plus aucun soldat ne prêta attention au caporal ; ils étaient tous accaparés par un mouvement de foule menaçant de déborder les lignes du périmètre de sécurité.
Dissimulée sous une cape sombre, derrière les flancs du cheval messager, Megara échappa aux regards. Ce ne fut qu’une fois de l’autre côté de la muraille, dans l’ombre de la cité du lotus, qu’elle s’autorisa à libérer les gémissements de douleur qu’elle avait dû réprimer.
N’attendant pas qu’on lui tende une main, la fugitive tenta de grimper en selle malgré son ventre proéminent, sans succès. Hitekki la hissa tant bien que mal sur le dos de la monture et ce fut au milieu de cet effort physique périlleux que le doute l’assaillit. Qu’était-il en train de faire ? Probablement la plus grosse erreur de sa vie.
— Tu ne peux pas monter à cheval dans ton état, c’est trop dangereux, dit-il en prenant conscience de leur situation.
Megara lui adressa un regard noir qui seyait peu à son visage d’ordinaire si doux.
— Plus dangereux qu’accoucher dans cette ville, tu crois ? gronda-t-elle.
— Il suffit que l’enfant naisse après minuit et tout ira bien.
— Je ne jouerai pas l’avenir de mon enfant sur un lancer de dé. Il est hors de question qu’on me le prenne.
— Et si tu serrais un peu les jambes, tu ne crois pas que…
La suggestion, grotesque et déplacée, fut rétribuée par un morceau de tissu qui fouetta le caporal au visage. La future mère s’était emparée du bonnet anti-mouche du cheval pour manifester son indignation.
— Emmène-moi le plus loin possible de cette ville, tout de suite ! ordonna-t-elle.
Le soldat réprimandé ne reconnaissait pas la délicate lavandière qu’il fréquentait d’habitude. Ces soudaines sautes d’humeur étaient certainement le fait des hormones de grossesse, songeait-il. Dans sa naïveté, il ne voyait pas de meilleure explication.
Ne souhaitant pas subir les foudres de Megara une nouvelle fois, son serviteur dévoué la rejoignit en selle. Il prit les rênes, et la jeune femme s’accrocha à son dos, calant son ventre encombrant entre eux pour limiter autant que faire se peut l’impact des secousses.
Le voyage fut un calvaire. Les contractions s’intensifièrent plus que de raison et chaque mouvement du cheval causait une douleur irradiante dans les reins et le bassin de la fugitive téméraire. Elle serrait les dents, laissait échapper des gémissements à la limite du cri parfois, enfonçait ses ongles dans les côtes de son amant.
Ils chevauchaient depuis une vingtaine de minutes lorsque Hitekki perçut une troublante sensation d’humidité sous ses cuisses.
— Megara, tu as renversé la gourde ? fit-il en espérant fort que ce n’était que ça.
— Non… Je crois que j’ai perdu les eaux…
L’homme immobilisa sa monture sur-le-champ.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’affola-t-il.
La passagère s’agrippa à la cape du soldat et colla le visage contre son dos pour étouffer un cri irrépressible. Il fallut plusieurs longues secondes avant que la douleur reflue et lui rende la parole.
— Ça s’accélère, le bébé arrive, souffla-t-elle, à bout de force.
Le sang d’Hitekki se glaça, une vague de panique déferla sur le pauvre homme.
— Non, non, c’est beaucoup trop tôt. Il faut encore attendre près de deux heures !
— Jiyo, gronda la jeune femme en l’attrapant par la mâchoire pour le forcer à se tourner vers elle.
Elle plongea son regard dans le sien avec une détermination farouche.
— C’est maintenant. Fais-moi descendre. Tout de suite.
Comprenant que l’heure n’était pas à la discussion, le caporal s’exécuta sans tarder, protestant à peine quand une main s’agrippa à ses cheveux noirs un peu trop longs, le temps d’une énième contraction impitoyable. Leur course s’était arrêtée en pleine campagne, il n’y avait pas la moindre habitation en vue. La décision revint à Megara, qui exigea d’être accompagnée jusqu’à l’abri de la forêt toute proche. Il était hors de question que quiconque assiste à la naissance de son enfant maudit.
Hitekki dégagea un espace au pied d’un chêne vénérable, chassant les feuilles mortes et les insectes gênants pour y installer sa petite lavandière transfigurée. Ses traits tirés par la douleur la rendaient méconnaissable. La dernière fois qu’il avait vu un visage aussi défait, c’était sur un champ de bataille.
— Qu’est-ce que je peux faire ? l’interrogea-t-il, plein de bonne volonté. Il te faut de l’eau chaude et des tissus propres, c’est ça ?
— Mais qui m’a flanqué un imbécile pareil ? feula la jeune femme en jetant une poignée de glands sur sa sage-femme de substitution.
— Excuse-moi, j’y connais rien en accouchement, moi ! se défendit-il, éperdu.
— Je vais te dire ce que tu peux faire, approche.
Intimidé, Hitekki s’accroupit auprès d’elle. Il fut alors pris d’un doute en voyant la jupe retroussée sur ses genoux.
— Tu veux quand même pas que je regarde… là en bas ?
Une gifle lui répondit de manière catégorique.
— Si tu t’avises de regarder, ça sera la dernière chose que tu verras de ta vie, menaça une Megara échevelée, soufflant comme un taureau furibond.
Hitekki leva les paumes de ses mains innocentes pour signifier qu’il n’avait nulle intention d’en arriver là, les chimères lui en soient témoins.
— Donne-moi ta main, se radoucit la jeune femme.
Il lui offrit ce maigre réconfort et, pendant quelques instants, il retrouva dans son regard émeraude la tendre lavandière qui touchait son cœur davantage qu’il ne voulait l’admettre.
Brusquement, la connexion se rompit. Megara ferma les yeux et broya les phalanges de son amant.
— Il arrive, grinça-t-elle entre ses dents.
— Il arrive ? Il arrive ! répéta l’homme en panique, balayant les environs du regard à la recherche d’une impossible solution miracle.
— Aide-moi à me relever, j’ai besoin de marcher.
— Marcher ? Mais non, là c’est le moment de pouss…
Il comprit son erreur avant même de croiser le regard assassin de sa partenaire et s’empressa de l’aider à se redresser. Offrant le soutien de son épaule, il l’accompagna – moyennant quelques pauses pour cause de contractions intempestives – jusqu’au tronc d’un arbre abattu. Peinant à maîtriser sa respiration, elle prit appui sur l’écorce et s’agenouilla.
Cette fois, Hitekki n’eut pas besoin qu’on lui dise quoi faire. La crispation du corps entier de Megara et l’intensité de l’énergie qu’elle déployait valaient tous les mots. Le peut-être père glissa les mains sous les jupons trempés juste à temps pour réceptionner un petit corps chaud et poisseux.
L’homme resta paralysé de stupeur l’espace d’un instant. Il venait de basculer dans un autre monde qui le laissait sans voix. Une seconde plus tôt, ils n’étaient que deux dans ces bois, et maintenant…
Le nouveau-né s’agita dans les grandes mains qui venaient de l’accueillir. Il ne pleurait pas, mais son inconfort grandissant était évident. Dans l’urgence, Hitekki cala l’enfant contre son torse, sans se soucier du sang et de la matière blanchâtre qui recouvraient sa peau. De sa main libre, il détacha la longue cape noire dans son dos et en enveloppa le petit être en prenant garde de ne pas coincer le cordon qui le reliait toujours à sa mère.
Juste à côté, Megara s’adossa contre le tronc qui lui avait servi de soutien. Un sourire lumineux éclairait son visage par ailleurs livide. Bien qu’exténuée, la jeune mère tendit les bras pour récupérer la chair de sa chair et la nourrir à son sein avant que des cris de faim n’attirent une bête sauvage.
Muet, Hitekki se sentit béni des chimères de pouvoir assister à un spectacle aussi attendrissant. Il observa longuement la mère et son enfant, baigné d’une sérénité qu’il n’avait encore jamais expérimentée avec tant de force.
— C’est un garçon ou une fille ? questionna Megara sans quitter le petit glouton des yeux.
— Euh, je… Je n’ai pas pensé à regarder… avoua l’homme, qui n’avait plus tout à fait les pieds sur terre.
La jeune accouchée sourit en remuant doucement la tête face à l’étourderie de son compagnon. Sans interrompre l’enfant dans son repas, elle écarta les pans de la cape pour jeter un regard furtif.
— Alors ? s’impatienta Hitekki, fébrile.
Elle leva un sourire tendre sur l’homme, l’œil brillant de malice tandis qu’elle le laissait mijoter quelques secondes.
— C’est un garçon, finit-elle par annoncer.
Le caporal resta silencieux, bloqué devant les portes d’un bonheur dont il n’était pas sûr d’être le destinataire. Était-il vraiment le père de ce petit être ? Devait-il poser la question à Megara ? Ou bien préférait-il ne pas le savoir ? Et surtout, quelle réponse espérait-il, au fond de lui ?
Mais soudain, d’autres doutes s’immiscèrent et la bulle de félicité éclata au contact d’une réalité plus piquante.
— Il est né… le 15 de la saison des crues, réalisa l’homme en sentant son cœur se serrer.
— Non, objecta Megara sur un ton sans appel. Il est né le 16, tu m’entends, Jiyo ?
— Je… hésita-t-il.
— Mon enfant n’est pas maudit. Je t’interdis de penser le contraire.
Elle avait raison. Comment un être aussi fragile et innocent pourrait-il être maudit ? Simplement parce qu’il avait eu la malchance de naître le jour de la mort d’un empereur ? Ça n’avait aucun sens.
Tiraillé entre les ordres qui émanaient du sommet de l’empire et les émotions dictées par son cœur, Hitekki était en proie à un dilemme insoluble. Il n’avait pas encore arrêté sa décision, lorsqu’il remarqua une flaque de sang qui s’étendait aux pieds de Megara.
— C’est normal, ça ? angoissa-t-il.
Un pâle sourire étirait les lèvres exsangues de la jeune mère ; tout dans son expression traduisait la résignation tranquille.
— Qu’est-ce qu’il faut faire ? Tu as besoin d’un médecin ? s’affola le soldat.
— Non, personne ne doit savoir que j’ai accouché aujourd’hui.
— Mais tu es en train de te vider de ton sang ! À ce rythme-là…
— Jiyo, l’interrompit-elle d’une voix douce. Tout ce qui compte, c’est le petit. Protège-le. Je ne veux pas qu’il soit maudit, je ne veux pas qu’il soit élevé par l’empire. Promets-moi de lui éviter cette vie.
Le cœur du soldat frappait fort dans sa poitrine. Toutes les émotions de cette soirée hors du commun se mêlaient dans sa tête jusqu’à lui donner le tournis.
— Je te le promets, consentit-il du bout des lèvres.
— Bien. Maintenant, repose-toi, cette nuit va être longue.
Megara posa la tête sur l’épaule de son compagnon muet.
— Raconte-moi ton enfance, quelque chose de joyeux, demanda-t-elle en admirant l’être minuscule qui s’endormait dans ses bras, repu.
Hagard, à demi perdu dans une dimension surréaliste, Hitekki se raccrocha à un premier souvenir de son enfance : quand il poursuivait les oies dans la fermette de ses parents. Puis ce fut au tour des jeux partagés avec ses frères et sœurs, les interminables mais chaleureux repas de famille, les promenades avec son chien fidèle… et ainsi se succédèrent les souvenirs une bonne heure durant. Le récit, parfois décousu mais toujours attendrissant, captiva Megara. Elle commentait peu, quoiqu’avec enthousiasme.
Ayant tiré le fil de ses anecdotes familiales jusqu’au bout de la pelote, le conteur se tut. Il n’osa pas tout de suite tourner la tête en direction de sa compagne désormais bien trop silencieuse, ni en direction de la flaque de sang dont il s’efforçait encore de nier l’existence. Il resta ainsi, immobile, bercé par les seuls bruits de la forêt, pendant bien trop longtemps, y perdant la notion des minutes et des heures.
Allez, il fallait bien se ressaisir. Il avait déjà vécu ça ; la perte d’un frère sur le champ de bataille, ce n’était pas si différent.
Hitekki posa un regard hésitant sur l’enfant assoupi. Se pouvait-il qu’il soit réellement maudit ? Les conséquences de sa venue au monde ne témoignaient pas en sa faveur. Pourtant, le soldat avait promis. D’une manière ou d’une autre, il devait le protéger.
Le cordon ombilical reliait encore le petit à sa mère, disparaissant dans les replis de la jupe teintée de rouge. La première chose à faire était de les séparer.
Suivant son instinct et sa maigre expérience des premiers soins aux blessés, le caporal défit le lien qui retenait son catogan. Il noua la ficelle pourpre autour du cordon, à quelques centimètres du petit ventre chaud, et serra fort pour couper tout échange. Par précaution, il saisit la flasque d’alcool à son ceinturon et en fit couler un filet sur la lame de sa dague, qu’il savait pourtant déjà propre et parfaitement entretenue. La séparation définitive de la mère et du nouveau-né ne prit que quelques secondes.
Le cœur lourd, Hitekki libéra les bras de Megara, se chargeant ainsi de ce qu’elle avait de plus précieux au monde. Il embrassa tendrement le front de la jeune femme – elle avait l’air endormie, sereine, c’était cette dernière image qu’il souhaitait garder –, puis il se dirigea vers son cheval qui broutait non loin.
Il était difficile d’abandonner la charmante lavandière à la merci des bêtes sauvages, mais le temps pressait et il aurait été déraisonnable d’en perdre à creuser une sépulture.
L’homme et l’enfant filèrent à travers la campagne enténébrée. Que faire du petit, à présent ? Un soldat célibataire ne pouvait pas l’élever, c’était évident. Et puis, il n’était peut-être même pas son père. D’ailleurs, le crâne chauve du nourrisson brillait d’une poignée de fins cheveux clairs – rien à voir avec l’épaisse tignasse noire d’Hitekki. La couleur des yeux, pour ce qu’il en avait vu, restait encore indéfinissable : une sorte de gris qui n’avait rien en commun avec ses propres iris d’une sombre teinte brou de noix. Non, il en était certain, il ne pouvait pas être le père ; il devait s’en convaincre pour parvenir à accomplir sa tâche.
Après deux heures de questionnements et de doutes, les reliefs de la ville de Castelnoix se dévoilèrent à l’horizon. La nuit était encore dense, et seuls quelques rayons de lune en atténuaient l’opacité. Cet endroit marquait la première étape du long voyage qui attendait le soldat messager.
Castelnoix ne se dissimulait pas derrière des remparts, comme la capitale. La province centrale vivait en paix depuis des siècles, et l’on y bâtissait désormais des villes ouvertes et insouciantes. Cependant, avant de se présenter au domicile du daïmio qui régissait la commune, Hitekki devait trouver quoi faire du bébé.
Une solution hasardeuse s’imposa à lui lorsque son regard se porta sur le porche d’une modeste école de quartier. L’éducation et la protection des enfants faisaient partie des priorités de l’empire – pour peu qu’on ne soit pas né maudit – et il n’était pas rare qu’un jeune parent désœuvré abandonne sa progéniture sur le seuil d’un tel établissement.
Pressé par le temps, le caporal enfila son casque pour ne pas être reconnu et s’approcha de la porte d’entrée. Deux coups timides pour commencer, puis trois, plus fort.
Un rai de lumière s’échappa entre les volets fermés.
Des bruits de pas.
Un verrou qu’on débloque.
La porte s’entrouvrit, laissant apparaître un œil ensommeillé, bien que méfiant.
— Qui êtes-vous ? interrogea le professeur, sur ses gardes.
— Un messager en mission.
— Au beau milieu de la nuit ?
L’homme remarqua alors la petite chose emmaillotée dans les bras du soldat.
— C’est un abandon, n’est-ce pas ? devina-t-il sans peine, habitué à ce type de situation.
— Oui, confirma Hitekki. Mais il y a une complication…
Le caporal eut un instant d’hésitation avant de poursuivre ; faire une telle révélation à un simple citoyen pouvait lui valoir la cour martiale. Et puis, qu’importe ! Il n’en était pas à sa première infraction en cette nuit insensée.
— L’empereur Rezza est mort avant minuit, dans la soirée.
Ébranlé par la nouvelle, le professeur porta une main à sa bouche sans interrompre son visiteur.
— Dès que j’en aurai informé le daïmio de Castelnoix, il organisera une fouille de tout le secteur pour trouver les enfants maudits.
— Vous voulez dire que ce bébé…
— Non, coupa Hitekki, catégorique. Il est né après minuit. Sa mère est morte en couches et je ne peux pas m’en occuper plus longtemps. Votre devoir consiste bien à veiller sur les enfants, non ?
— Oui, mais ce que vous me demandez là… Dans ces conditions, comment puis-je convaincre les autorités que le petit n’est pas maudit ?
— Vous n’aurez pas à le faire. Quittez la ville avant que le daïmio ne soit informé de la nouvelle. Vous accorder un peu d’avance, c’est tout ce que je peux faire pour vous aider.
Les yeux du professeur s’écarquillèrent de stupeur face à l’ampleur de la tâche qu’on lui confiait. Seul un fou aurait accepté. Un fou, ou un homme qui avait fait le serment, comme tous les enseignants de l’empire, de faire passer la sécurité des enfants avant toute chose. C’était l’avenir d’un être innocent qui était menacé si les autorités lui mettaient la main dessus. L’intransigeance légendaire de l’empire le jetterait dans le même panier que les maudits. Un sujet aussi sérieux ne tolérait pas le doute concernant l’heure exacte de la naissance.
— Bien, céda le professeur, motivé par une brusque montée d’adrénaline. Je ferai de mon mieux pour lui trouver un endroit sûr, une famille aimante. C’est bien ce que vous attendez de moi ?
Hitekki acquiesça d’un air absent, absorbé dans la contemplation du petit visage assoupi. Il avait trouvé une solution satisfaisante pour eux deux, alors pourquoi était-ce si dur de lui dire adieu ? Ce n’était même pas son fils, après tout.
Le soldat secoua la tête pour briser ce lien invisible qui cherchait à s’attacher à son esprit. Il plongea un regard déterminé dans les yeux noisette du professeur et lui tendit son petit paquet encore chaud. L’enfant changea de bras en douceur, sans se réveiller.
— Laissez-moi dix minutes pour préparer mon sac, dit le professeur, et vingt de plus pour m’éloigner autant que possible de la ville.
— Trente minutes, je peux faire ça, approuva le caporal. Mais ensuite je file chez le daïmio, je n’ai pas le choix. Vous avez un cheval pour voyager ?
— Je sais où je peux m’en procurer un sans me faire remarquer. Vous avez de l’argent à laisser en échange de la bête ? L’idée de voler ne me plaît pas.
Hitekki fouilla la besace dont la lanière de cuir lui barrait la poitrine et en tira trois pièces d’or, qu’il confia à son interlocuteur. Un sourire scella leur complicité dans le délit.
Plus tard cette nuit-là, alors que l’aube timide naissait dans un dégradé de violet, un homme à cheval et un bébé quittèrent Castelnoix sans se retourner. Des heures sombres menaçaient la sérénité de l’empire, il valait mieux prendre ses distances tant que cela était encore possible.
Chapitre 3 – Le joyau de l’empire
1309 – Année du griffon
Trois années avaient passé depuis le décès de Rezza. C’était pourtant une bonne décennie supplémentaire qui marquait les traits du régent Li-Peng. Ayant occupé le poste de conseiller privilégié de l’empereur pendant la majeure partie de sa vie, il était rodé à l’art de gérer un territoire. La première ligne se révélait toutefois être une position bien plus complexe, surtout lorsque l’on s’y trouvait propulsé sans le soutien d’un ami fidèle.
La salle du trône se parait de longues bandes de tissu fleuri que les serviteurs déroulaient depuis les poutres du haut plafond. Des échelles de bambou traînaient çà et là tandis que la décoration printanière se déployait tel un rite annuel parfaitement établi. L’hiver avait été long, et le redoux réchauffait tous les cœurs.
Li-Peng donnait l’impression d’être le seul à ne pas ressentir l’effervescence joyeuse qui animait tout le personnel du palais. Il avait bien trop de choses à régler avant de pouvoir se réjouir du temps qu’il faisait. Les conditions météorologiques, ça n’intéressait que les paysans, se disait-il.
La corvée qui attendait le régent finit par se présenter à lui sous la forme d’une colonne composée de huit représentants provinciaux, trois sénateurs et un général à la tenue alourdie par de nombreuses décorations. Ils avancèrent sur le tapis rouge menant au trône avant d’effectuer une révérence pour marquer leur respect au régent.
Enveloppé dans une tunique longue, de facture sobre, Li-Peng jeta un œil désapprobateur aux tenues luxueuses des hommes et des femmes qui se présentaient à lui. Il prit un malin plaisir à faire durer le silence ; nul ne s’aventurerait à parler avant qu’il ne les y ait invités. Les lèche-bottes échangèrent des regards embarrassés jusqu’à ce que leur souverain se décide enfin à mettre un terme au calvaire.
— Gouverneur Osaro, on me dit que les nouvelles de la province de Sumérie sont préoccupantes. Veuillez démarrer ce conseil par votre rapport.
Un petit homme aux fines moustaches osa un pas en avant. Ses collègues, alignés en retrait, le regardèrent lutter contre la robe trop longue dans laquelle il s’empêtrait.
— Monseigneur, je tiens avant tout à vous remercier pour l’immense honneur que vous m’avez fait en me nommant gouverneur. Je vous en suis très reconnaissant.
— Je possède déjà des serviteurs assignés au cirage de mes souliers, objecta Li-Peng, agacé. Alors faites le travail qui est le vôtre et répondez à mes questions sans détour, je suis un homme occupé.
— Oui, bien sûr, monseigneur. Pardonnez-moi… rougit l’homme en s’essuyant le front du revers de sa manche tombante. Je ne suis pas en poste depuis très longtemps, mais j’ai vite identifié les problèmes. La province sumérienne est un territoire encore sauvage. Cela ne fait que quinze ans qu’il a été annexé à l’empire, et nombre de ses habitants restent obstinément attachés à l’idée d’indépendance.
— Les nouvelles conquêtes ont toujours un peu de mal à se faire au changement, commenta une sénatrice à la chevelure piquée de violettes fraîches. Plus tard, ils remercieront l’empereur Rezza de les avoir tirés de la médiocrité pour les intégrer à la civilisation.
— Mais l’empereur Rezza n’est plus là pour les discipliner, contesta un homme aux lunettes rondes.
— Et c’est bien le problème, reprit Osaro. La régence effraie beaucoup moins le peuple, ils ont l’impression que cette période de transition est propice à la contestation.
— La contestation, je l’écrase, déclara l’unique militaire de l’assemblée.
— Général Togori, vous savez que la province Trasque a besoin de vos troupes en priorité ! s’offusqua le gouverneur de la province en question en agitant le héron sculpté sur le pommeau de sa canne.
— Et l’annuel défilé militaire dans la province du Nord, alors ! renchérit une femme dont la blondeur tranchait avec le reste de ses collègues.
Peu à peu, chacun y alla de sa remarque, défendant son bout de gras sans plus prêter attention à leur régent, lequel se désespérait devant l’indiscipline de ses subordonnés.
— Silence ! cria-t-il en enfonçant ses ongles dans les accoudoirs molletonnés du trône.
Seules les mouches ignorèrent l’ordre péremptoire.
— Gouverneur Osaro, reprit Li-Peng d’une voix plus posée. Veuillez en venir à vos conclusions, je vous prie. Avons-nous à craindre des troubles dans la province de Sumérie ?
— Selon les rumeurs, un mouvement séditieux inciterait à la désobéissance civile…
— Il serait donc prématuré d’y envoyer des troupes armées. Vous en convenez, général Togori ?
— Oui, monseigneur. Mes hommes seront plus utiles sur le front sud-est, où les tribus trasques de la zone encore libre franchissent de plus en plus souvent la frontière pour semer le trouble dans la province annexée.
Le gouverneur de la province concernée signifia son approbation de deux petits coups de canne sur le sol, assortis d’un sourire réjoui.
— Vous allez donc me demander une rallonge du budget à affecter à votre police secrète, n’est-ce pas ? demanda Li-Peng à Osaro.
— Cela me semble être une réponse adaptée à la situation, approuva l’intéressé.
La femme à la chevelure piquée de violettes, sénatrice chargée des finances, trépigna d’agacement, puis céda à son envie impérieuse de protester.
— Pourquoi faire peser ce problème sur la trésorerie, alors que l’armée réglerait les choses bien plus vite ? L’entretien de tous ces soldats nous coûte déjà une fortune, il serait temps d’en réaffecter la majeure partie à des tâches plus productives que le recensement des enfants maudits.
Quelques collègues la soutinrent par des murmures approbateurs, lesquels s’éteignirent à l’instant où les premiers signes d’irritation assombrirent les traits du régent. La réprimande se fit toutefois attendre, car une employée du palais venait de passer les portes de la salle, avançant en direction du trône tout en évitant de fouler le tapis rouge. La femme rejoignit le souverain en se présentant sur le côté pour se pencher à son oreille.
— Votre fille a encore échappé à sa nourrice, elle s’est introduite dans les appartements de la princesse.
Une résignation attendrie remplaça la contrariété sur le visage de Li-Peng. Il chuchota une réponse à la messagère avant de la congédier.
— Cette séance du conseil est ajournée, trancha-t-il en se levant.
Dépités, les hauts fonctionnaires s’inclinèrent. Certains avaient fait un voyage de plusieurs semaines pour répondre à la convocation du régent, pourtant ils capitulèrent sans oser manifester leur déception. Les serviteurs de l’empire étaient habitués à être traités avec peu d’égard par leur dirigeant ; déjà du temps de Rezza, l’aura charismatique de l’empereur éclipsait le rôle des membres du sénat, et Li-Peng n’avait rien fait pour inverser la tendance.
Le groupe de politiciens s’effaça pour laisser passer le souverain si pressé de les abandonner. Maintenant qu’il n’était plus masqué par la silhouette de son occupant, le trône de bois massif révélait les élégantes gravures de son dossier : des chimères mythiques sous la protection d’un majestueux phénix aux ailes enflammées.
***
Li-Peng n’était pas mécontent d’échapper un instant à son devoir. Les visites des hauts fonctionnaires d’État avaient toujours des effets désastreux sur son humeur. Il voyait clair dans le jeu de ces flagorneurs qui ne lui manifestaient qu’un respect de façade. En tant que régent, l’aura des chimères ne rayonnait sur lui que de très loin ; seul un véritable descendant de la lignée impériale méritait l’absolue soumission de ses sujets. L’ancien conseiller de Rezza ne servait que de bouche-trou, on n’éprouvait pas de scrupules à faire montre d’hypocrisie pour entrer dans ses bonnes grâces et obtenir un peu plus de prestige, un peu plus de fortune.
Tous enviaient la place transitoire qu’il occupait. Tous, sauf Li-Peng. Régner sur un empire n’avait jamais fait partie de ses rêves. Son unique motivation provenait de la promesse faite à son ami sur son lit de mort : il devait protéger sa fille, assurer la continuité de la lignée impériale, et ainsi garantir la paix.
La petite Meï-Suke était bien trop jeune pour succéder à son père ; elle avait tout juste un an à la disparition de celui-ci. Il relevait donc du devoir de Li-Peng de transmettre à la future impératrice un empire aussi rayonnant qu’il l’était au départ de Rezza. La tâche n’était pas aisée pour un simple homme.
De nombreux serviteurs s’activaient dans les couloirs, concentrés sur la décoration florale du palais. Certains s’interrompirent au passage du régent, mais beaucoup ne remarquèrent même pas la silhouette beige qui glissait sur le sol sans un bruit. Les appartements de la princesse héritière se situaient au dernier étage, loin du tumulte de la cour. L’accès en était réservé à une poignée d’employés parmi les plus loyaux. Le joyau de l’empire était protégé et choyé comme il se doit.
Après avoir franchi plusieurs portes et escaliers surveillés par des gardes attentifs, Li-Peng arriva enfin dans l’antichambre de la princesse. Cette première pièce ressemblait à un vaste salon. Plusieurs zones offraient des banquettes garnies de coussins colorés, d’immenses peintures représentant des chimères protectrices – louve à deux têtes, ondine ensorceleuse, et cætera – recouvraient les murs, et une quantité astronomique de jouets en bois jonchaient les tapis. Il s’agissait sans aucun doute de l’antre d’une fillette de quatre ans trop gâtée.
Le régent enjamba cubes et animaux sculptés pour atteindre une porte d’où émanaient des rires juvéniles bien reconnaissables. Il entrouvrit le battant et se tint là, observant un groupe de fillettes en plein milieu de ce qui ressemblait à une compétition de cabrioles.
— Moi, je sais tourner comme ça !
— Mais non, c’est comme ça il faut faire, rega’de !
— C’est mon tour !
Elles étaient sept, toutes du même âge. On aurait pu les prendre pour des sœurs tant elles se ressemblaient. Il n’en était pourtant rien, car pas le moindre lien de parenté ne les unissait.
À mieux y regarder, l’une d’elles se démarquait du lot. C’était la plus grande de la bande, la seule à porter deux couettes brunes plutôt qu’une tresse noire, comme ses camarades, la seule qui semblait échapper aux attentions ininterrompues des trois nourrices virevoltant autour du groupe, telles des abeilles protectrices. La fillette remarqua alors la présence de Li-Peng dans l’encadrement de la porte. Elle se rembrunit, puis avança vers lui la tête basse, anticipant la réprimande.
Le régent attendri se contenta de la prendre par la main pour l’entraîner à l’écart, sur une banquette moelleuse de l’antichambre. Le chahut enfantin se poursuivit malgré le départ passé inaperçu de l’une des participantes.
— Calliope, ma fille… soupira Li-Peng avec tendresse. Pourquoi persistes-tu à venir jouer ici ?
— Ze sais pas… marmonna-t-elle en triturant une licorne en bois entre ses petites mains.
Il connaissait très bien la réponse. Ces appartements avaient tout d’une salle aux trésors dans les yeux d’une enfant. Quelle petite fille ne rêverait pas de rejoindre six camarades de son âge pour partager des heures de jeu tous les jours ? Tout cela était trop tentant pour une enfant unique, orpheline de mère, dont le père travaillait toute la journée, et parfois même la nuit. Il y avait bien quelques gamins de serviteurs qui fréquentaient les allées du palais, mais ils étaient peu nombreux et souvent plus âgés que Calliope – quand ils n’étaient pas en train de travailler pour ramener quelques piécettes à leurs parents.
Sans doute était-elle encore trop jeune pour comprendre les inquiétudes de son père. La princesse Meï-Suke n’était pas une partenaire de jeu comme les autres, elle pouvait être une cible pour les ennemis de l’empire. C’est précisément pour cette raison que six fillettes se partageaient le rôle de la princesse. Nul ne connaissait le visage de la véritable héritière, ni les nourrices, ni les politiciens du palais, ni Meï-Suke elle-même… Confier un tel secret à une enfant à peine en âge de parler serait inconscient. Elles avaient donc été toutes élevées ensemble depuis leur plus tendre enfance, portaient toutes le même prénom et étaient toutes formées à devenir la future impératrice. Seul Li-Peng connaissait la vérité et la révélerait à la demoiselle concernée lorsqu’elle ferait preuve de la maturité nécessaire.
Sensible à la mine chagrine de sa fille, l’homme n’avait pas le cœur à la sermonner. Une idée lui vint en observant la licorne sculptée entre les petits doigts curieux.
— Connais-tu la légende de la reine licorne ?
Les yeux de Calliope brillèrent d’excitation à la perspective d’une histoire racontée par son père. Ceux de Li-Peng s’emplirent de tendresse, et le régent se fit conteur.
— C’était il y a bien longtemps, à l’aube de l’empire qui n’en était pas encore un, quand d’innombrables territoires morcelaient le continent. La guerre fauchait les hommes par milliers en ces temps sombres. Ils se battaient tous pour le pouvoir et la domination. C’est alors que se fit remarquer Nimua Vengar, cheffe d’une petite région située non loin de notre capitale actuelle. Elle se réclamait de la lignée des chimères sacrées, ces créatures divines qui ont forgé notre monde en unissant leurs facultés à la fois si différentes et si complémentaires. Plus précisément, elle affirmait avoir été bénie par l’esprit d’une chimère de la forêt : la licorne, protectrice des animaux sauvages et dévoreuse d’hommes… Au début, personne ne la crut, on la prit pour une extravagante. Mais très vite, tous changèrent d’avis. Chaque fois que Nimua Vengar et ses fidèles cavaliers affrontaient des troupes ennemies, ils les terrassaient sans essuyer la moindre perte. Les chroniqueurs historiques relatent des combats hautement inégaux. Ils prétendent que les chevaux de l’armée de Nimua, aussitôt lancés dans la bataille, se comportaient comme des bêtes affamées en quête de chair fraîche. Ils n’avaient plus rien des montures bien dressées qu’ils étaient auparavant, ruant entre les rangs ennemis, flanquant des bourrades brutales aux équidés du camp adverse pour faire tomber les soldats et les achever à coups de sabot furieux – quand ils ne les dévoraient pas, tout bonnement. La grande Nimua Vengar soumit ainsi tous ses ennemis un à un, et nul ne contesta plus son ascendance divine. Les territoires réunis formèrent le premier royaume des chimères, administré par la reine Nimua et voué à devenir l’immense empire que nous connaissons.
Calliope s’était rapprochée de son père, suspendue à ses lèvres. Elle ne comprenait pas tous les mots, ni certaines formulations compliquées, mais les talents d’orateur de Li-Peng – qui maîtrisait parfaitement le rythme et l’intonation – suffisaient à capter toute son attention.
— Quand je sera grande, je veux être forte comme Nimua, commenta la fillette au moment où elle détecta une pause dans le récit.
— Crois-moi, tu ne veux pas suivre la destinée de la reine licorne. Sais-tu ce qu’il lui est arrivé ensuite ? Lorsqu’elle eut conquis toutes les régions voisines dans le but de consolider son jeune royaume, elle décida de mettre un terme à sa soif d’expansion. Elle se consacra à la maternité pour laisser un héritier après elle, et elle ne songea plus qu’à profiter d’une paix bien méritée. Ce temps-là ne dura pas. Nimua Vengar fut assassinée quelques mois après avoir donné naissance à un fils, touchée en plein cœur par une flèche alors qu’elle présidait une cérémonie sur le parvis de son château. L’archer félon n’était pas un rebelle issu d’un territoire conquis, oh non… Il s’agissait de son fidèle bras droit, un guerrier qui avait été de tous les combats, à ses côtés. Cet homme n’a pas supporté de voir sa souveraine s’assagir. Il a estimé que Nimua trahissait le peuple en mettant un terme à son avancée sur le continent car, selon lui, un royaume qui cesse de s’étendre est forcément sur le déclin.
— C’est triste, commenta Calliope en serrant la licorne de bois contre sa poitrine.
— Oui, c’est très triste. Le pouvoir des chimères fait des envieux depuis qu’il s’est mêlé aux hommes. Ses porteurs successifs ont été victimes de la jalousie, la peur et la haine de leurs contemporains. Peu d’entre eux ont bénéficié d’une vie longue et d’une mort naturelle… et la princesse Meï-Suke n’échappera pas à ce sort.
— Toutes les Meï ?
— Oui, les six Meï courent le même danger. Elles ne pourront jamais faire confiance à personne, leurs proches ne seront jamais en sécurité nulle part, elles n’évoluent pas dans le même monde que nous. C’est pour ça que je n’aime pas quand tu vas jouer avec elles. Tu comprends ?
La fillette grimaça. Elle comprenait les explications, mais peinait à accepter la conclusion.
— Père, est-ce que Meï est une licorne aussi ?
— Non, ça m’étonnerait beaucoup. Les chimères sont si nombreuses et si différentes les unes des autres qu’il est rare qu’une même forme se manifeste plusieurs fois – bien que cela ne soit pas totalement impossible, je te l’accorde.
— Moi ze suis sûre que Meï, c’est une licorne !
— Peut-être bien, concéda Li-Peng en ébouriffant les couettes de la petite. Et si nous allions prendre un goûter, tous les deux ?
— Oh oui ! Des biscuits aux pétales de fleurs, si-te-plé !
— Tout ce que tu voudras, ma chérie.
L’homme et l’enfant s’extirpèrent des coussins et se dirigèrent, main dans la main, vers la sortie des appartements impériaux. Le régent avait remisé son costume pour la journée, il consacrerait le reste de son temps à sa fille bien-aimée, n’en déplaise aux hauts fonctionnaires qui faisaient encore le pied de grue dans la salle du trône.
La légende de Nimua Vengar semblait avoir marqué de son empreinte l’esprit de Calliope, mais, à elle seule, cette histoire ne serait pas suffisante pour tenir la fillette à l’écart des princesses Meï-Suke. Plus elle grandirait, plus il serait difficile de la protéger de ce monde d’intrigues politiciennes et de menaces déguisées. Li-Peng aurait voulu pouvoir partir à la retraite loin de la capitale, vivre dans un paisible village de montagne avec sa fille, mais son devoir envers Rezza primait sur tout. Il n’aurait de répit que lorsqu’il serait sûr que la lignée des Héritiers des chimères était préservée. C’était vital pour maintenir la paix et offrir un avenir serein à tous les enfants du territoire.
Transmettre un empire stable à Meï-Suke était un chemin semé d’embûches. Il fallait faire taire les voix rebelles qui ne manquaient pas de s’élever à la moindre occasion, entretenir la fidélité des provinces et garder de l’avance sur les opposants politiques. Si seulement la nouvelle chimère voulait bien se manifester vite… Garder le troupeau dans l’enclos serait alors bien plus aisé. Mais il était sans doute encore trop tôt pour cela ; il fallait tenir bon en attendant le prochain avènement. En bon berger, Li-Peng monterait la garde d’ici là.
