Les Bois maudits

Barbara Kloss

Seph possède une cape enchantée héritée de son grand-père. Lorsqu’elle croise la route d’un mystérieux prince étranger, elle est loin de se douter que la fameuse cape pourrait mettre fin à la malédiction qui ravage les royaumes immortels depuis des décennies.

LES BOIS MAUDITS

Tome unique, 448 p.

Barbara Kloss

Format relié/hardback avec jaquette

Seph n’a jamais fait confiance aux Soliens. Sournois et cruels, ces êtres immortels méritent, selon elle, la malédiction qui ravage leur monde depuis des décennies. Ainsi, lorsqu’un grand-seigneur solien frappe à sa porte, à la recherche d’une cape enchantée appartenant à sa famille, la jeune femme se méfie.

Mais il n’est pas le seul à vouloir mettre la main sur cet objet magique. Le prince Alder, en exil depuis deux ans, a besoin de la cape pour regagner la confiance de la reine. Sauf que Seph est la seule capable de toucher la précieuse étoffe sans se faire tuer.

Avertissement de contenu

Le roman présent comporte des scènes de violence à caractère physique et sexuel, et évoquant les thèmes suivants : mort, faim, maladie et torture.

Extrait

Les éditions Rivka vous invitent à découvrir les 3 premiers chapitres de Les Bois maudits. Merveilleuse lecture !

1.

Avec le recul, ce n’était sans doute pas le jour idéal pour enfreindre la loi, songea Seph. Non qu’il y ait une occasion propice, mais certaines circonstances diminuaient au moins le risque d’être prise sur le fait. Elle n’avait pas hésité quand, la semaine précédente, la brume s’était levée pour dissimuler ses méfaits. Et même si, semblait-il, les saints avaient exaucé ses prières, elle ne tarda pas à découvrir que cette protection lui compliquait considérablement la tâche.

Difficile de chasser quand on n’y voyait goutte.

Peut-être les saints la punissaient-ils après tout ? Mais pourquoi s’acharner sur elle plutôt que sur les dignitaires qui l’avaient poussée à la rébellion ; au baron, par exemple ? Si ce détestable personnage n’avait pas vendu leurs droits et leurs ressources aux abominables Soliens, Seph n’aurait pas eu à désobéir pour nourrir sa famille.

Son regard se posa sur la besace à ses pieds, que le lièvre braconné qu’elle contenait maculait d’une large tache écarlate.

C’était le seul qu’elle avait réussi à attraper, mais c’était déjà ça.

Satané brouillard !

L’aube grandissait en même temps que sa frustration, et elle lança avec rage une flèche inutilisée en direction des arbres.

Il n’en avait pas toujours été ainsi. Seph se remémorait une époque, à peine trois ans plus tôt, avant que le voile entre les royaumes des Soliens et des mortels ne se déchire, quand les bois de Harran étaient lumineux, colorés et foisonnants de vie. En ce temps-là, sa famille disputait aux cerfs les fruits de leur jardin florissant. Aujourd’hui, il n’y avait plus ni cerfs ni fruits, la guerre des Soliens faisait rage à quinze jours de chevauchée, et les profits revenaient à un baron qui s’appropriait toutes leurs richesses sans aucune contrepartie.

Sauf ce lièvre.

Quelque peu réconfortée par cette pensée, Seph passa son arc en bandoulière avec une sorte de résignation solennelle, ramassa son butin ensanglanté et partit à la recherche de la flèche qu’elle avait si inconsidérément jetée. Les feuilles mortes bruissaient sous ses bottes sur le sol souple, humide de rosée, tandis qu’un pâle soleil peinait à percer la brume. Les saisons changeaient, Seph le sentait ; elle le voyait dans les volutes de buée qui s’échappaient de ses lèvres gercées. Les peupliers frissonnaient dans l’air automnal, leurs petites feuilles ternies comme de vieux médaillons, que les rayons du soleil ne parvenaient plus à traverser, ni à réchauffer. L’hiver guettait aux portes de Harran, et Seph doutait qu’ils y survivent.

Voilà pourquoi elle devait transgresser l’interdit. La faim l’emportait sur la voix de la raison, et seules la satiété ou la mort pourraient l’apaiser.

Elle repéra sa flèche sur un enchevêtrement de racines pourrissantes. Elle paraissait si délicate, abandonnée là dans la brume. Elle s’accroupit pour la ramasser de ses doigts sales et gelés, et l’examina depuis la pointe ciselée jusqu’aux plumes de corbeau. Sa confection avait nécessité tant de précision, de temps et de précieuses ressources.

Tant d’espoir.

L’espoir, cette chose abominable qui s’agrippait à son âme, tel un mal incurable. L’incitant à lutter, comme si la vie avait davantage à lui offrir, comme si les choses pouvaient changer. Trois années durant, elle s’était accrochée à cet espoir tandis que l’univers sombrait dans le cauchemar, abandonnant sa famille.

La laissant pour morte.

Non, l’espoir n’était que chimère et aveuglement. À l’image des Soliens et du baron, il vous séduisait et vous narguait par de belles paroles et des promesses fallacieuses, que les mortels avaient eu la naïveté de croire.

L’espoir les avait dépossédés de leur pouvoir.

— Puissiez-vous m’arracher l’espoir comme vous m’avez tout pris, murmura Seph à l’intention des saints, qui ne l’écouteraient sans doute pas, de toute façon.

Voilà trois ans qu’ils restaient sourds à ses prières. Elle brisa la flèche en deux et livra les morceaux aux éléments avant de se relever et de tourner les talons…

pour se retrouver face à un énorme cerf, à moins de dix pas.

Seph se figea, médusée, contemplant l’animal qui soutenait son regard. Comment avait-elle pu ne pas l’entendre approcher ? La créature était gigantesque, plus imposante qu’un cheval, et arborait une robe d’un noir de jais ainsi qu’une couronne de bois majestueux. La brume s’enroulait autour de sa silhouette massive et puissante – il y avait là de quoi nourrir un village entier –, mais ses singuliers yeux gris ardoise retinrent la main de l’archère.

Ces yeux, elle les avait contemplés en rêve. Entrevus plutôt, sans pouvoir les associer à une forme tangible. Des éclats de couleur, accompagnés d’une sensation de chaleur et de réconfort au cœur du chaos et de la mort.

Ces yeux ne lui procuraient aucune consolation à présent. Seulement… de la confusion.

— Mais enfin, d’où sors-tu ? marmonna-t-elle, inclinant la tête avec curiosité. Et comment se fait-il que tu n’aies pas peur de moi ?

Les oreilles du cerf frémirent, mais il ne bougea pas, l’observant avec une intensité quasi… humaine. Étrange.

Elle devrait l’abattre. Une bête de cette taille subviendrait aux besoins de sa famille durant des mois. Les saints avaient-ils fini par l’exaucer ? À cette pensée, son estomac gronda de plus belle. Sans oublier la magnifique fourrure du cerf qui fournirait de quoi équiper sa famille de nouveaux gants, peut-être même de bottes, et pourtant…

Seph hésita. L’animal était magnifique. Elle n’en avait jamais vu de semblable, mais le sentimentalisme n’était pas de mise quand on était tenaillé par la faim.

Désolée, pensa-t-elle. L’instant d’après, elle avait encoché une flèche et bandé son arc. Le cerf fut plus prompt et attaqua avant qu’elle n’eût achevé de tendre la corde.

Surprise, Seph sursauta et décocha sa flèche.

Le tir manquait de précision. La surprise l’avait déstabilisée et le désespoir, déconcentrée. La flèche oscilla et le cerf la dévia de ses bois massifs.

Comment…

Il chargea et Seph prit ses jambes à son cou.

Elle s’élança à travers bois, enjambant les branches qui jonchaient le sol inégal, mais la bête gagnait du terrain. Bien trop vite. Elle ne parviendrait jamais à la distancer. Non, il lui fallait prendre de la hauteur, trouver une branche assez basse pour s’y hisser…

Elle buta sur une racine affleurante et bascula en avant avec un cri. L’arc et le carquois lui échappèrent tandis qu’elle dégringolait, cherchant désespérément une prise pour stopper sa chute…

Elle heurta un rocher.

Le souffle coupé, grimaçant de douleur, Seph leva les yeux et vit le cerf dresser sa tête vers le ciel et bramer furieusement avant de dévaler la pente à sa poursuite. Seph tenta de se remettre debout pour fuir mais ne fut pas assez rapide. La bête surgit en un éclair ; Seph se laissa retomber sur le dos, les bras croisés devant son visage, s’attendant à être encornée d’un instant à l’autre.

Rien ne vint. Le cerf renâcla. Seph entrouvrit les yeux à travers ses doigts tremblants pour découvrir le museau de l’animal au-dessus d’elle.

Ses bois emplissaient tout son champ de vision tandis que, les naseaux dilatés, il exhalait son souffle qui se condensait entre eux. Ses grands yeux gris vitreux la scrutaient avec une attention déconcertante. De près, leur couleur évoquait l’acier liquide, pareil au métal en fusion avant qu’il ne soit refroidi et forgé en lames.

Comment oses-tu ? semblait dire ce regard trop humain.

Sans le quitter des yeux, Seph glissa prudemment la main vers le couteau à sa ceinture. Soudain le cerf se figea. Elle crut d’abord qu’il avait deviné son intention, mais il tourna la tête vers la forêt.

Le silence bruissait.

Seph fixait la fourrure de l’animal, les riches volutes de son pelage noir et velouté, quand il détala. Elle se tourna sur le flanc et le suivit du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse dans le brouillard.

Qu’est-ce que… ?

Un grondement de tonnerre résonna dans les bois.

Des cavaliers.

Les gardes du baron avaient-ils pénétré dans la forêt ? Linnea l’aurait-elle dénoncée ?

Son cœur s’emballa et elle bondit sur ses pieds, cherchant où se cacher. Elle opta pour un arbre et eut à peine le temps de grimper au tronc pour se dissimuler dans le feuillage que des cavaliers surgissaient.

Sa respiration s’accéléra et elle se rappela que l’on n’avait jamais exécuté quelqu’un pour un lièvre.

Ils pourraient toutefois lui couper une main.

Les nouveaux venus s’immobilisèrent au sommet du petit talus qu’elle venait de dévaler et la brume se dissipa, lui offrant une vue dégagée. Ce n’étaient pas les gardes du baron. Elle n’en reconnaissait aucun.

Seph en dénombra sept, lourdement armés et vêtus de noir, le visage dissimulé derrière des masques d’os blanchis. Des crânes, bien qu’elle ne puisse identifier la créature dont ils provenaient. Ils avaient une forme vaguement humaine, le nez écrasé et la mâchoire démesurément allongée. L’un d’eux arborait une paire de longues cornes sur le front.

Il mit pied à terre.

Ses bottes heurtèrent bruyamment le sol. Puis le silence retomba et un froid surnaturel envahit l’atmosphère. Seph sentit ses poils se hérisser.

— Attendez ici, ordonna l’individu au masque cornu.

Un homme, à en juger par son timbre grave et impérieux. On devinait qu’il était habitué à commander et à être obéi.

Il s’avança d’un pas lent et mesuré, comme s’il craignait de piétiner par mégarde des indices qu’il était certain de trouver au sol. Il s’accroupit, le dos tourné à Seph, et ramassa la flèche qu’elle avait perdue dans sa chute.

Seph déglutit, implorant tous les saints pour qu’il ne découvre pas son butin ensanglanté.

Brandissant la flèche devant lui, l’homme en effleura la hampe de ses longs doigts fuselés. Il retira ensuite son masque, dévoilant des oreilles effilées.

Le sang de Seph se glaça dans ses veines.

Un Solien.

Que diable les Soliens venaient-ils faire ici ? S’ils avaient traversé la Brèche afin d’arracher d’autres pauvres citoyens à Harran pour qu’ils se battent dans leur guerre, pourquoi ne pas emprunter les routes principales ? Pourquoi s’aventurer dans cette partie de la forêt où nul ne se hasardait plus ?

Sauf elle.

— Est-ce Alder ? s’enquit un autre cavalier.

Une femme. Quelque chose dans sa voix mit les nerfs de Seph à vif. Elle s’efforçait de la repérer dans le groupe quand, par chance, l’un des cavaliers se déplaça, lui permettant de l’apercevoir. De longs cheveux d’ébène soyeux s’échappaient de sa capuche, et alors que ses compagnons portaient des masques d’os blanchis, le sien était lisse et noir comme une nuit sans lune. Il couvrait la majeure partie de son visage, ne laissant voir que sa bouche, également noire, comme peinte à l’encre.

Elle avait prononcé un nom : Alder.

Ce nom ne lui était pas inconnu, mais Seph ne parvenait pas à le situer. Ses réflexions s’interrompirent quand le Solien sans masque se redressa et fit volte-face, révélant son visage.

Il incarnait la beauté et le cauchemar réunis sur une toile de contrastes. Chevelure de jais et peau d’albâtre. Lignes lisses et os saillants. Hormis une longue et fine cicatrice qui barrait son front gauche et descendait jusqu’à sa mâchoire anguleuse, ses traits étaient d’une pureté rare. Feinte et artificielle. Ses lèvres étaient trop rouges, luisantes, de même que son regard bleu, pénétrant et glacé.

Le Solien ferma les paupières et fit glisser les plumes sur ses lèvres cramoisies. Seph était fascinée et terrifiée à la fois. Elle n’avait jamais vu de Solien en chair et en os et se réjouissait qu’une guerre et un voile séparent leurs royaumes. Sa présence était trop écrasante pour le commun des mortels, et on aurait dit que toute la création risquait de s’effondrer sous son pouvoir.

Ses yeux trop brillants s’ouvrirent et balayèrent les arbres. Son arbre.

Seph se recroquevilla entre les branches, son cœur tambourinant dans sa poitrine comme un marteau de forge.

— Difficile à dire, l’entendit-elle déclarer. L’endroit empeste le mortel.

Seph en avait des sueurs froides.

— Dois-je fouiller les environs, monseigneur ? demanda l’un des hommes.

Un seigneur solien à Harran ?

Un cheval hennit doucement, et le silence s’éternisa.

— Non, trancha résolument le seigneur solien. Il se montrera avec le bon appât, comme toujours.

Les feuilles crissèrent, le cuir grinça, et Seph devina qu’il remontait en selle. Un instant plus tard, le tonnerre des sabots retentit puis s’éloigna, et Seph se retrouva seule.

En compagnie d’un lièvre sans vie.

2.

Alder exécrait les foules. Il lui était impossible de passer inaperçu en raison de sa haute stature, et il s’attirait plus de regards obliques qu’il ne l’aurait souhaité.

Inacceptable.

Il s’aventurait ici au péril de sa vie. Il ne devait pas être repéré, pas maintenant. Mais certaines causes méritaient qu’on prenne des risques. Ayant appris que Massie et ses sbires se dirigeaient vers Harran, il avait décidé de changer ses plans.

Quelle raison pouvait bien pousser cette vipère à se rendre dans ce village mortel, perdu au milieu de nulle part ?

Il ne croyait pas aux coïncidences, surtout concernant Massie. Il allait éclaircir cette affaire, quelles qu’en soient les conséquences…

— Attention ! vociféra un vieil homme poussant une charrette de foin qu’Alder n’avait pas remarquée.

Décidément, il détestait les foules.

Il foudroya l’homme du regard. Celui-ci blêmit et recula précipitamment avec son chargement.

Alder provoquait généralement cet effet-là. Le vieillard ne pouvait connaître sa véritable identité, qui n’était pas évidente, en tout cas plus maintenant, mais les gens percevaient souvent ce que leurs yeux ne pouvaient voir.

— Désolé…, marmonna l’autre tandis qu’Alder se frayait un passage dans la cohue, veillant à rester discret – être découvert anéantirait tous ses efforts.

Il se faufila parmi les mendiants et les colporteurs, attrapant au passage une pomme dans un panier. Son estomac vide protesta et Alder le fit taire d’une bouchée.

Louées soient les Fileuses, pensa-t-il avec un gémissement de plaisir.

Il ne se rappelait pas avoir jamais goûté quoi que ce soit d’aussi délectable. Cette sensation lui rappela Canna avant que le territoire ne sombre dans la brume et les ténèbres.

Avant cette funeste malédiction.

Il jeta le trognon à un cheval entravé, regrettant de ne pas avoir emporté le panier entier. Il s’apprêtait à y retourner quand il entendit de l’agitation aux portes de la ville.

Il tourna la tête et avisa une chevelure noire et brillante franchissant avec morgue l’entrée principale de Harran, escortée de six Soliens au visage osseux.

Massie.

Ils étaient peu au monde à lui inspirer une telle aversion. Massie figurait en tête de liste. Alder sentit son sang bouillir dans ses veines, réclamant justice, mais l’heure n’était pas encore venue. Il devait d’abord comprendre la raison de la présence de ce misérable en ce lieu.

La vengeance était un plat qui se mangeait froid.

Alder se réfugia sous un auvent, se fondant dans l’ombre, tandis que la foule s’écartait, partagée entre crainte et stupeur, pour laisser passer Massie et sa clique qui chevauchaient dans les ruelles étroites de Harran.

Son attention se porta sur le cavalier le plus proche de Massie : une silhouette dont la chevelure d’ébène s’échappait d’une ample capuche. Contrairement à ses compagnons, elle ne portait aucune arme visible. Là où les autres arboraient des masques d’os blanchi, le sien était noir et uni.

Comme si elle avait senti son regard, le masque noir pivota dans sa direction. Il sentit sur sa peau une bouffée d’air glacé, chargé de murmures à peine audibles.

L’eloit.

Alder n’avait jamais rien éprouvé de tel. Une odeur écœurante l’assaillit, semblable à celle d’un cadavre en putréfaction.

Affolé, il se dissimula derrière un poteau de bois en attendant que le masque noir se détourne, que le froid et les murmures se dissipent. Alors seulement il se détendit. Autant que possible.

Qui était-ce ?

Selon les rumeurs, Massie s’était attaché les services d’une sorcière. Alder ignorait si elles étaient fondées, mais le pouvoir qu’il venait de ressentir n’avait rien de naturel. Il ne serait guère étonné d’apprendre que cet être sans scrupules s’adonnait à des arts interdits. Quoi qu’il en soit, sorcière ou non, il lui faudrait redoubler de prudence.

Il suivit le cortège du regard avant de lui emboîter le pas le plus discrètement possible, les yeux rivés sur les cavaliers. Le seul avantage de l’arrivée de Massie était que plus personne ne lui accordait désormais la moindre attention.

Dans une autre vie, il s’en serait peut-être offusqué.

Enfin, Massie fit halte sur la place du village, devant une imposante bâtisse qui ne pouvait être que la résidence du baron de ces lieux. Aucune autre construction dans ce hameau en ruine n’était aussi bien entretenue. La guerre avait laissé des stigmates partout à Harran, sauf sur celui qui la gouvernait.

Alder aurait aimé se croire au-dessus de telles hypocrisies, mais il se leurrait. Les Fileuses ne manquaient jamais une occasion de le lui rappeler.

Les gardes, visiblement informés de l’arrivée de Massie et de sa suite, prirent en charge leurs montures et guidèrent le groupe à l’intérieur. Alder resta en retrait, préférant contourner les jardins jusqu’à un passage menant à l’arrière du domaine… où se trouvaient d’autres hommes ainsi que trois énormes porcins, à l’abri des regards. Ce baron s’engraissait manifestement sur le dos de ses administrés.

Levant les yeux, Alder étudia les lignes abruptes du toit en pente, mais les options étaient trop hasardeuses. Il devait d’abord détourner l’attention des gardes sans recourir à un quelconque enchantement. Pas avec une sorcière dans les parages.

Non, il devrait procéder à la manière des mortels.

Il ne chercha pas longtemps ce dont il avait besoin : un petit caillou, qu’il lança sur l’un des cochons. L’animal grogna, et quand un second projectile l’atteignit, il s’élança hors de son enclos branlant et fila dans la rue adjacente en couinant tout le long de sa course vers la liberté. Les gardes se mirent à vociférer en jurant, puis tous, à l’exception d’un seul, se lancèrent à sa poursuite.

Alder pouvait aisément en venir à bout.

À cet instant, il entendit un léger bruit derrière lui. Il risqua un œil par-dessus son épaule et aperçut une crinière blanche qui se hâtait dans une ruelle.

La fille dont Rys lui avait parlé.

Joséphine.

C’était forcément elle. Elle correspondait parfaitement à la description de Rys, bien que plus jolie qu’il ne l’avait imaginé.

Elle ne l’avait pas remarqué, trop occupée à raser les murs comme il venait de le faire, se dissimulant dans les recoins obscurs, telle une fugitive avec son arc en bandoulière.

Si la prospérité permettait à chacun de devenir ce qu’il souhaitait, la guerre avait la singulière capacité de révéler notre véritable nature. La plupart des gens ployaient sous le poids de ses exigences, entravés par la peur, vidés par son insatiable appétit, mais les indomptables existaient aussi. Ceux qui voyaient, à travers la brume sanglante, les machinations des tyrans. Ceux dont les os étaient trempés dans l’acier, ceux que la résolution et la détermination consumaient tel un feu inextinguible.

Ainsi naissaient les rébellions.

Alder reconnaissait la flamme qui brûlait dans les yeux de la jeune femme, durcissant ses traits. Cette même flamme qui lui permettait de marcher la tête haute et le pas vif alors qu’elle ramenait son butin sanglant – et manifestement illicite – comme si de rien n’était.

Rys l’avait prévenu à son sujet, mais Alder n’en avait pas tenu compte. Son ami n’avait peut-être pas été assez précis, à moins qu’il ne l’ait tout simplement pas écouté.

La fille disparut au détour d’une ruelle et Alder résista à l’envie de la suivre. Sa priorité restait Massie.

Il se retourna vers le garde au moment où ses compagnons revenaient avec le porc. Alder avait perdu trop de temps à observer la fille et avait manqué l’occasion.

Bon sang !

Il se mordit les lèvres, songeur. Était-ce un signe du destin, l’incitant à revoir ses priorités ? Pourquoi ne pas tenir sa promesse dès maintenant ? Cela laisserait le temps à Massie et à son hôte de régler leurs affaires, et permettrait à Alder de rendre une petite visite au baron après le départ de son ennemi juré et de ses sbires.

Sans oublier la sorcière, si c’en était bien une.

Il plongea la main dans la poche de son manteau, où se trouvait l’anneau de pierre de lune enchanté, bien à l’abri. Il le fit tourner entre ses doigts, réconforté par sa solidité et son poids. C’était une habitude récente, et il regrettait presque sa promesse de le restituer à sa propriétaire.

C’était le moins qu’il puisse faire pour Rys.

Avec un soupir, Alder s’écarta du mur et s’élança sur les traces de la jeune femme, l’anneau semblant s’alourdir à chaque pas.

3.

Seph rejoignit l’entrée du village bien plus tard que prévu. Elle avait traversé la forêt avec prudence, évitant soigneusement de croiser à nouveau les cavaliers soliens. Pourtant, malgré la pluie battante, on aurait dit que la bourgade tout entière s’était donné rendez-vous dans les rues.

Les Soliens devaient être arrivés.

Seph n’avait aucun mal à deviner la raison de leur venue. Réquisitionner de la chair à canon pour leur maudite guerre ? Ils avaient déjà saigné le pays jusqu’à l’os ces trois dernières années. À moins que leur apparition ne concerne le fugitif traqué dans les bois ? Le dénommé Alder ? Quelle qu’en soit la cause, Seph restait sur ses gardes, surtout après les avoir frôlés de si près. Elle fourra la sacoche ensanglantée sous son manteau pour cacher la preuve de son délit. Quant à l’arc et au carquois, elle ne pouvait rien y faire et pria pour passer inaperçue tandis qu’elle se faufilait dans les ruelles, contournant le domaine ostentatoire du baron avant d’arriver enfin chez elle, trempée et glacée jusqu’à la moelle.

Accroupie devant l’âtre de pierre, sa mère leva les yeux du feu qu’elle alimentait avec du petit bois fraîchement coupé. Elle ne posa pas de question – elle savait déjà –, sa petite bouche pincée en une moue contrariée. Si elle ne pouvait se résoudre à enfreindre la loi, elle n’était pas opposée à en récolter les fruits. Ses yeux las s’attardèrent sur la bosse suspecte qui déformait le manteau détrempé de sa fille tandis qu’une lueur d’espoir illuminait son regard.

Elle se détendit quand Seph tira la sacoche de sous la doublure élimée de son vêtement.

Seph se dirigea vers le plan de travail, où elle déposa son fardeau avant d’ôter son manteau mouillé, qu’elle suspendit à un crochet près du feu pour le faire sécher.

— Comment va Nora ? demanda-t-elle.

Sa mère se redressa en époussetant la suie de son tablier. Des mèches brunes grisonnantes bouclaient sur ses tempes en dépit de ses efforts pour les écarter.

— Elle a fini par s’endormir. J’ai l’impression qu’elle respire un peu mieux.

Seph retourna au plan de travail, tira le lièvre de la gibecière et le lança sur la planche sans ménagement.

— C’est tout ? murmura sa mère.

— Oui.

Seph ne mentionna ni le cerf ni le Solien. Non qu’elle ne fasse pas confiance à sa mère, mais cette dernière risquait d’en parler à Linnea, sa cadette, dont la loyauté était chancelante ces derniers temps.

Seph tira son couteau de sa ceinture.

— Où est Linnea ?

Avec un soupir, sa mère entreprit de fermer les volets afin de dissimuler le forfait de Seph aux regards indiscrets.

— Elle est allée se renseigner sur la visite des Soliens auprès du seigneur Bracey.

Les doigts de Seph se crispèrent sur le couteau.

Sa mère se méprit sur la réaction de sa fille.

— Ah, c’est vrai… tu ne dois pas être au courant. Tu étais…

Elle s’interrompit, comme si cette simple déclaration incriminerait Seph pour le sang rouge vif qui maculait ses mains.

— Ils sont arrivés il y a environ une demi-heure, expliqua-t-elle. Un grand-seigneur solien s’entretient avec le baron en ce moment, ajouta-t-elle à mi-voix.

Seph détestait la façon dont sa mère avait prononcé cette dernière phrase. Comme si l’on pouvait se vanter de la visite d’un grand-seigneur solien !

Elle pinça la peau du lièvre, pratiqua une petite entaille, puis reposa son couteau. Ses mains tremblaient.

— Que veulent-ils ?

— Aucune idée. C’est pour cette raison que Linnea est sortie.

Seph pressa la fourrure autour de l’incision et, d’un geste décidé, dépeça l’animal. La chair se détacha du muscle et le sang s’écoula, formant une petite flaque sur la planche.

— Ne sois pas si dure avec elle, Joséphine.

— Je n’ai rien dit.

— C’est inutile.

Seph retourna la dépouille et répéta l’opération.

— Tu sais ce que cela signifierait pour notre famille si le fils du baron demandait sa main, insista sa mère sur le ton de la supplique.

Seph mit la peau de côté et entreprit de découper les lambeaux de fourrure qui adhéraient à la carcasse du lapin, pareils à ses espoirs mort-nés.

Sa mère avança d’un pas. Seph devina ce qui allait suivre.

— Tu n’auras plus à faire ça.

Seph refoula l’émotion qui la submergeait, tel un geyser de chagrin et de désespoir prêt à jaillir, lui rappelant tout ce qu’elle avait sacrifié et sacrifiait encore.

— Mais ça me plaît.

Et c’était vrai, ou du moins elle avait appris à aimer chasser. Elle chassait pour Nora et pour elle-même. Seule la nature avait le pouvoir d’apaiser l’agitation de son esprit.

Elle seule lui rappelait le véritable sens du mot « liberté ».

Au cœur de la forêt, il n’y avait ni roi ni reine. Les titres importaient peu, l’or était sans valeur, et la flatterie inutile. Les faux-semblants n’avaient pas lieu d’être. La nature ne cherchait pas à être autre chose qu’elle-même. Les arbres obéissaient aux saisons, les créatures qui la peuplaient suivaient leur instinct, aucune n’étant assujettie à l’homme, car la loi de la nature était simple : survivre ou mourir.

Seph aimait cette simplicité.

— Je sais, Sephie, soupira sa mère, mais j’aurais voulu mieux pour toi. Avec le soutien du baron… tu pourrais enfin aller de l’avant et recommencer à vivre.

Seph savait que sa mère faisait allusion à Elias Sandenford. Le garçon qu’elle aurait pu aimer si des brutes n’avaient réduit son corps en charpie un mois à peine après le début de la guerre. Trop occupée à combler le vide que son père et ses frères avaient laissé derrière eux, Seph n’avait jamais eu le luxe de faire son deuil.

Sa mère se trompait si elle la croyait capable de tourner la page si aisément. Non qu’elle ressentît la disparition d’Elias avec la même intensité qu’aux premiers jours, mais elle avait connu tant de déboires qu’elle n’éprouvait plus aucun désir. Il n’y avait plus de place pour cela dans sa vie.

— Je préfère rester ici avec Nora et toi, répondit-elle avec une conviction feinte.

— Tu ne souhaites pas te marier et fonder une famille ? insista sa mère avec un soupir de frustration.

Par tous les saints, encore cette sempiternelle rengaine !

— C’est à mille lieues de mes préoccupations, je t’assure.

— Eh bien, tu ferais mieux de t’en soucier ! Avant que le baron ne finisse par t’attraper, et tu sais bien que ce n’est qu’une question de temps.

— Oui, mais je refuse de mourir de faim dans cette prison, les bras croisés.

— C’est pour cette raison que je te conseille de…

Un grincement soudain les alerta et toutes deux se tournèrent vers le fauteuil à haut dossier où était avachi le grand-père de Seph, l’air hagard. Depuis le décès de son épouse, six mois plus tôt, il n’était plus que l’ombre de lui-même, comme si nani était montée au ciel en emportant avec elle l’âme de son mari. Parfois, ses paupières papillonnaient, son regard se perdait dans le vague, et il marmonnait quelques mots indistincts avant de retomber dans un semi-coma, guère plus qu’une coquille vide.

Seph en avait le cœur brisé.

— Je m’en occupe, dit sa mère en s’approchant pour redresser son beau-père de peur qu’il ne glisse à terre.

Seph détestait voir son aïeul dans ce triste état, lui qui, jadis, répandait la gaieté autour de lui, un phare brillant dans les ténèbres. Sans sa fantaisie et son humeur joviale, leur existence semblait plus morne que jamais. Seph avait tout tenté pour le ramener à la vie – comme les autres –, mais rien ne semblait pouvoir atteindre son esprit. Et pourtant, il s’accrochait obstinément à ce monde. Pourquoi ? Seph n’en avait pas la moindre idée. Elle ne souhaitait pas sa mort, naturellement, mais le voir se flétrir comme un fruit avarié était presque pire.

Elle acheva de préparer le lièvre, découpa la chair et l’ajouta – avec quelques os – au potage de poireaux et d’orge qui mijotait sur le feu. Le brouet était bien trop clair, constata-t-elle. Trop d’eau, pas assez de substance. Avec une pensée nostalgique pour le magnifique cerf croisé dans la forêt, elle s’essuya les mains sur un chiffon et se dirigea vers la petite porte du fond, ignorant les tiraillements de son estomac.

La maison ne comportait que deux pièces : l’une servait de cuisine et de salle commune, l’autre de chambre à coucher. Quand sa mère attendait Rys, l’aîné de la fratrie, son père avait aménagé une soupente, où bientôt dormirent cinq enfants, dont Seph, arrivée quelques années après Rys. Levi l’avait suivie de près, puis Linnea. Leur mère avait cru la famille au complet, jusqu’à l’arrivée surprise de la petite Nora, neuf ans plus tôt. Ils s’étaient retrouvés serrés comme des sardines, mais au moins étaient-ils heureux. Depuis que son père et ses frères se trouvaient sur la Brèche sur ordre de Gazinno, menant une guerre étrangère qui engraissait les Soliens et remplissait les coffres du baron, la maison semblait bien vide. Après leur départ, grand-père et nani s’y étaient installés sans parvenir à combler leur absence. Ensuite nani s’était éteinte, emportant avec elle une part de grand-père Jake. Depuis, le vide ne cessait de grandir.

Une main sur le battant, Seph écouta la pluie s’écouler dans le seau posé au sol. La fuite s’aggravait, mais elle n’avait pas trouvé le temps de la colmater.

Elle ouvrit la porte avec un soupir.

L’obscurité régnait, hormis la lueur d’une bougie qui brûlait sur une petite table à côté du lit, où reposait Nora sous une pile de vieilles couvertures de laine. Quand une méchante maladie avait attaqué ses poumons quelques mois plus tôt, on l’avait installée dans le lit des parents, près du feu, à l’abri des courants d’air. Le lit était trop grand pour sa petite taille et sa peau paraissait livide malgré le chaleureux éclat de la bougie, mais sa respiration n’était plus laborieuse, grâce aux saints.

Seph s’approcha du pied du lit et glissa les mains sous les couvertures pour récupérer les galets qu’elle avait placés là un peu plus tôt. Ils étaient froids, à présent. Elle les retira et les mit de côté, puis s’assit au bord du lit et repoussa les mèches sombres qui retombaient sur le visage délicat de Nora.

Tous ses frères et sœurs arboraient les cheveux noirs de leur père, qui les tenait de son propre père. Tous, sauf Seph.

Les siens étaient blancs. Pas couleur de lin, mais blancs. Ivoire, comme les os qu’elle faisait bouillir avant de les tailler en pointes de flèches. Aussi blancs que les ombelles des carottes sauvages qui fleurissaient au printemps et transformaient les prairies de Harran en tapis neigeux. Sans les yeux bleus hérités de son père, eux-mêmes hérités de nani, elle aurait douté de ses origines.

Les cils sombres de Nora battirent et elle entrouvrit les paupières.

— Tu es là, dit-elle en essayant de se redresser, avant d’être prise d’une quinte de toux.

— Doucement… doucement…

Seph lui caressa les cheveux, attendant que la crise passe. Leur mère disait vrai. Nora allait mieux, même si la toux déchirait encore son petit corps frêle.

Une fois calmée, Nora se laissa retomber sur l’oreiller, les yeux clos.

— J’ai attrapé un lapin aujourd’hui, déclara Seph, s’efforçant d’oublier la fragilité de sa sœur. Plus de bouillon pour toi, petite lionne. Ce soir, nous aurons droit à un festin de roi.

Si seulement elle avait tué le cerf ! Réflexion faite, peut-être les saints avaient-ils été miséricordieux, après tout : elle n’aurait jamais pu transporter la bête au milieu de la foule sans attirer l’attention.

Nora esquissa un faible sourire et se blottit contre Seph, qui se remit à lui caresser les cheveux.

— Raconte-moi une histoire, Seesee, chuchota-t-elle.

— Une histoire ?

Seph parcourut mentalement le répertoire des contes fantastiques transmis par leur grand-père. Il avait toujours eu une passion pour les histoires, passion qu’il avait transmise à Seph, même si la source de son inspiration demeurait un mystère.

— Voyons voir. Celle de l’aulne ?

Avec sa trame romantique, c’était l’une des histoires préférées de Nora.

L’enfant secoua la tête.

— Les princes jumeaux.

— Oh, mais elle est bien trop triste !

Nora se lova contre sa sœur, entourant ses petits bras autour des siens. Adossée à l’oreiller, Seph se prêta en souriant aux caprices de la petite malade.

— Au fond des bois se dressait un palais où habitait une famille : le père, la mère et leurs deux garçons. Des jumeaux, l’un farouche comme un ours, l’autre aussi espiègle que beau. Ils ne manquaient de rien, car ils vivaient à la Cour de Lumière, la plus grandiose de toutes. Le père céleste des Soliens, Demas, en avait décidé ainsi, les gratifiant d’une lumière venue des étoiles. Et de ces astres, les fils avaient hérité d’un pouvoir unique parmi les Soliens, ce qui, tu t’en doutes, leur a apporté des richesses extraordinaires. Hélas les frères ignoraient – comme la plupart d’entre nous – que la vraie richesse réside dans l’amour et les liens qu’il tisse.

» Le temps passant, l’ennui gagna les princes dans leur cour où régnait une lumière éternelle. Ils commencèrent par organiser des fêtes somptueuses, à peine imaginables, avec de la vaisselle en or, du vin à profusion et des coupes serties de pierres précieuses provenant des quatre coins du monde. Ils dansaient sous une myriade d’étoiles, se livrant à tous les plaisirs possibles, mais rien ne parvenait à les satisfaire, et leur mélancolie ne faisait que croître.

» C’est alors qu’ils s’adonnèrent aux jeux. Tournois et joutes, du tir à l’arc aux pratiques occultes. Ils rivalisaient d’adresse, s’affrontant sans merci. Pratiquant tour à tour la magie ou maniant l’épée. Les duels devenaient de plus en plus sanglants et meurtriers, jusqu’au jour où ils cessèrent de s’y intéresser.

» Lassés des règles qui rendaient l’issue trop prévisible, ils décidèrent de les abolir. Ils pillèrent et tuèrent pour le plaisir – c’était une époque très sombre, même selon les normes soliennes – et ils finirent par franchir le voile séparant leur monde du royaume d’Ava – déesse des mortels –, où des terres sans défense les attendaient. Un jour, après que le prince sauvage eut massacré un village entier d’hommes, femmes et enfants, les saints d’Ava entendirent enfin les supplications des mortels. Ils plaidèrent leur cause et Ava somma Demas de châtier ses fils.

» À leur retour, une vieille femme se présenta aux portes du palais. Son visage évoquait une étoffe de lin froissée et ses yeux ressemblaient à deux petites lunes. Elle demanda une audience aux jumeaux. Ils devinèrent que la fragilité de cette femme n’était qu’apparente : son eloit – le lien sacré unissant les Soliens à la source du pouvoir de Demas – était de loin le plus puissant qu’ils avaient jamais perçu.

Les petites mains de Nora agrippèrent le bras de Seph, qui comprit que c’était pour cette raison que sa petite sœur avait choisi cette histoire : en raison du pouvoir contenu dans un corps si frêle.

Seph poursuivit :

— J’ai entendu parler de vos conquêtes, dit la vieille femme, mais je refusais d’y croire. Je suis venue vérifier les dires de ma sœur, car elle est la Première : elle voit. Et moi, je suis la Seconde : je parle. Sur ordre de Demas, je suis ici pour venger ceux que vous avez torturés.

» Puis elle prononça la malédiction qui poursuit les Soliens et les mortels depuis plus d’un siècle :

Par le sang versé, que vos péchés soient expiés,

D’un cœur mortel, l’héritier doit réclamer.

Un bébé conçu dans la lumière des moissons,

Pur aux yeux des immortels,

Sera votre unique salut.

Seph se ménagea une pause pour insister sur l’effet dramatique, comme leur grand-père n’oubliait jamais de le faire.

— Ce jour marqua l’apparition de la brume et des monstres, mais aussi le début de l’interminable guerre des Soliens contre les malfaisants, ces créatures ailées démoniaques qui infestaient leurs terres. Bien sûr, les mortels ne surent rien de ce conflit. Devenu erratique, le voile entre leurs terres et celles des Soliens ne s’ouvrait désormais plus qu’une fois tous les sept ans, jusqu’à ce qu’il finisse par se refermer complètement. Pendant soixante ans, le voile resta clos. Durant cette période, les Soliens souffrirent tant dans leur lutte contre ces monstres que, dès l’instant où le voile s’était déchiré, trois ans auparavant, en un lieu appelé la Brèche – ainsi nommée en raison du gouffre béant qu’elle formait –, ils avaient envahi Kestwich – le royaume des mortels – pour demander de l’aide et réquisitionner des guerriers, craignant que la malédiction ne s’étende également à ce monde.

C’était là-bas que sa famille, Elias et tant d’autres avaient disparu.

— Si seulement le voile était resté fermé ! soupira Nora, blottie contre sa sœur.

Seph savait que Nora pensait à leur père et à leurs deux frères, Rys et Levi, stationnés sur la Brèche, prisonniers de cette guerre et de la malédiction séculaire.

— Moi aussi, petite lionne, murmura-t-elle, de nouveau submergée par le désespoir.

Soudain, la porte d’entrée claqua, et des voix s’élevèrent dans la pièce voisine.

Linnea.