Les Coeurs-Oiseaux

Clara Le Corre

Dans un univers où chaque habitant naît avec un oiseau pour cœur, Orion vit une vie paisible à Bourg-Soufflé. Mais lorsque Moineau, le cœur d’Orion, s’envole, Orion va devoir braver l’inconnu dans la grandiose cité de Nidargent !

LES CŒURS-OISEAUX

Tome unique, 320 p.

Clara Le Corre

Format relié/hardback avec jaquette

Quand notre cœur a des ailes, chaque battement compte.

Dans un monde où chaque habitant naît avec un oiseau pour cœur, Orion Gershwin mène une vie solitaire dans le paisible village de Bourg-Soufflé.

Sa vie bascule le jour où Florence, fiancée au redoutable prince Talon, croise sa route. Orion tombe sous le charme de la jeune femme, mais son cœur, Moineau, senvole avec elle, le laissant physiquement et émotionnellement vide. Ses jours sont désormais comptés : il doit rejoindre Moineau au plus vite !

Mais pour cela, il va devoir affronter linconnu dans la grandiose cité de Nidargent.

Extrait

Les éditions Rivka vous invitent à découvrir les 3 premiers chapitres de Les Cœurs-Oiseaux. Merveilleuse lecture !

1.

Depuis sa plus tendre enfance, Orion Gershwin avait souvent entendu dire que les cœurs étaient fragiles. Mais à Bourg-Soufflé, la petite commune rurale à l’est des grandes cités, les oiseaux et leurs propriétaires avaient surtout tendance à posséder un abominable caractère.

Madame Mortfeuillet, l’aubergiste, par exemple, avait horreur des clients inattendus. Lorsqu’un marchand égaré se montrait à sa porte, on l’entendait grogner et marmonner, et son cassenoix poussait des piaulements assourdissants.

Le docteur Fumacier, lui, semblait toujours affecté d’un lourd fardeau. Ses épaules rentrées dans son gilet en taffetas, son cou s’extirpant de son col comme celui d’une tortue et ses minuscules lunettes posées en équilibre sur son nez accentuaient une impression de fatigue profonde. On voyait à peine la mésange qui, parfois, n’hésitait pas à piquer ceux à qui il serrait mollement la main.

Et il y avait la tante Lauren. Si bien fichée dans sa robe noire à corset épousant qu’il semblait impossible de l’en extraire. Lauren était toujours précédée par le bruit de ses talons frappant le bois d’un pas vif, écrasant. Perchée sur son épaule, sa bécasse roulait sa croule comme une menace prête à imploser. Ses cheveux relevés en un haut chignon lui tiraient la peau du visage, et sur ce dernier se dressait un nez fier.

Orion, de son côté, avait hérité d’un moineau. Un minuscule oiseau si peu trapu qu’on l’imaginait poussin pour toujours. On lui avait rapporté que, lors de leur première rencontre, son oncle avait déclaré : « En voilà un qui ne sera pas bien grand ! » Et Orion lui avait donné raison toute son enfance. À l’âge de seize ans, cependant, il avait subi une poussée de croissance étonnante qui lui permettait aujourd’hui de dépasser son oncle d’une tête. Depuis, curieusement, celui-ci n’avait plus rien à dire sur le sujet.

Ce matin-là, lorsqu’Orion entra dans la cuisine, à moitié endormi, la tante Lauren était penchée sur la table, ses yeux parcourant le registre de livraison avec sérieux.

Orion jeta un œil à l’horloge murale et frotta ses joues de ses mains engourdies. Dehors, il faisait nuit noire et, à travers la luminosité de leur cocon, on voyait tomber à un rythme régulier de gros flocons sur le bord de la fenêtre.

— Boutonne ta chemise, lança sa tante avant même qu’Orion ne puisse s’asseoir. On voit ton nid.

Orion s’exécuta, fermant les trois boutons de sorte à dissimuler le creux dans sa poitrine, duquel Moineau s’échappa d’un battement d’ailes contrarié.

— C’est la deuxième fois que la famille Delaloye paie en retard ce mois-ci, grommela la tante Lauren qui raya le nom d’un client d’un geste agacé. Veille à leur rappeler nos intérêts.

— Ils m’ont prévenu du retard de paiement, répondit Orion en s’asseyant avant d’approcher une tasse de café bien chaud sous son nez. Ce sont d’honnêtes gens ; on ne devrait pas leur facturer d’intérêts.

La tante Lauren leva le menton pour le foudroyer du regard. C’était comme si un orage s’était mis à gronder dans la pièce, et Moineau, d’habitude si guilleret, se rapetissa sur l’épaule d’Orion.

— Les affaires sont les affaires, mon neveu. Distribue de la bonté à tout-va et tu finiras sans le sou. Qu’est-ce qui se passe avec tes cheveux ? ajouta-t-elle, sourcils froncés, puis, poussant un soupir, elle se leva pour quitter la pièce et cria : Je t’ai déjà dit mille fois de te coiffer ! Donner un coup de peigne, ce n’est pas difficile quand même !

— C’est ce que j’ai fait, marmonna Orion pour lui-même en promenant une main sur sa tête. De toute façon, ajouta-t-il plus fort, il neige, alors on ne verra pas mes cheveux sous le bonnet.

Il faut dire que cette tignasse était aussi difficile à apprivoiser qu’un morceau d’acier. Moineau lui-même avait des plumes indisciplinées : sous la teinte fauve rayée, typique du passereau, un duvet gris ébouriffé gonflait son petit corps sous la bavette de plumes noires.

Orion n’eut pas le temps de tremper ses lèvres dans le café que la tante Lauren revenait déjà, armée d’un peigne à longues dents.

— Une apparence négligée, ce n’est pas bon pour les affaires, asséna-t-elle en attrapant la tête d’Orion. Je veux que tu aies l’air impeccable quand tu te présenteras devant les clients, avec ou sans bonnet !

À cinq heures et quart, Orion sortit sur le pas de la porte où l’attendaient sa bicyclette et la remorque chargée de cageots de navets. Le cuir chevelu encore douloureux enfoui sous un bonnet de laine, il enfourcha le vélo et entama sa tournée de livraison quotidienne sous une neige drue.

Il livra en premier les commerçants qui préparaient leurs étals sur la place du marché. Quelques coups de pédale plus loin, c’étaient les restaurants des bourgs voisins, où déjà les boulangers s’affairaient dans une exquise odeur de pain chaud. Malgré la neige, on le remerciait pour sa ponctualité, et après les bavardages d’usage, Orion repartait à vélo, les mains gelées sous ses gants en peau, Moineau recroquevillé dans sa poitrine, dans cette tranchée, le nid, sous la clavicule, entre les os, où il remuait faiblement les ailes.

— Ça pourrait être pire, lui fit le jeune homme. Toi, au moins, tu n’as pas besoin de pédaler.

Les routes de Bourg-Soufflé et des villages alentour étaient des chemins de campagne inégaux sur lesquels il était désagréable de rouler en temps normal. Il avait beau les connaître par cœur, quand le paysage se parait de blanc et que les routes se transformaient en patinoire, Orion devait redoubler de prudence s’il ne voulait pas renverser son chargement.

— J’avais pourtant spécifié qu’ils devaient être en forme de poire ! s’exclama la vendeuse de la boutique de légumes en contemplant un navet sous toutes les coutures. Que veux-tu que je fasse avec ces navets biscornus ? Mes clients n’en voudront pas !

— Désolé, il n’y a que ceux-là, répondit Orion d’une voix lasse.

Et, comme si cela l’aiderait à calmer l’ardeur de la commerçante, il retira son bonnet et aplatit ses cheveux.

— Demain, je veux des navets en forme de poire ! insista-t-elle avant de tendre une petite bourse à Orion. Pas ces tubercules informes. Ah ! Ils n’ont pas ce problème dans les cités. À Nidargent, ils ne manquent de rien ! Même après la guerre, la cité se porte comme un charme. Et tu sais comment je sais ça ?

Orion, qui vérifiait d’un œil que le compte était bon, secoua la tête avec un sourire de circonstance. Il était habitué à ce qu’on engage la conversation avec lui. D’ailleurs, sa tante l’encourageait à écouter les clients, s’il n’était pas en retard.

— Non, je l’ignore, répondit poliment Orion.

— Je le sais parce que Lilou, la fille de l’herboriste, m’a encore écrit hier. Une bien gentille fille, mais qui a complètement perdu le sens des réalités depuis qu’elle s’est installée là-bas. Oh ! Elle n’arrête pas de vanter la beauté de cette ville.

— Vous plaisantez ? s’exclama alors une cliente qui venait de passer la porte au son guilleret d’un rouge-gorge. Nidargent est une ville grise et effrayante. Les caisses royales sont vides et les taxes se multiplient chaque jour !

Nidargent était peut-être mieux fournie en légumes, mais s’il y avait bien une chose qui ne manquait pas à Bourg-Soufflé, c’étaient les ragots. Ils allaient bon train, caressant les oreilles des plus avides et provoquant autant de rires que de pleurs.

— D’ailleurs, la boutique de Lilou a fait faillite, et on raconte que son amant s’est volatilisé dans la foulée, ajouta la cliente d’un air docte.

— Non, c’est pas vrai…, répondit l’autre.

« Il paraît… »

« J’ai entendu dire… »

« Ne connaissez-vous pas la dernière ? »

Orion, à qui on ouvrait toutes les portes, avait entendu son lot de commérages. Et, bien qu’il n’y prenne jamais part, il ouvrait grand les oreilles, car n’était-il pas lui aussi un habitant de Bourg-Soufflé ?

Il profita de l’inattention de la vendeuse pour reprendre la route sous des flocons de plus en plus épais.

— Un peu moins de bruit, s’il te plaît, dit-il à Moineau qui s’était mis à lui voleter autour tandis qu’il consultait la liste rédigée par sa tante.

Il cocha les livraisons effectuées et consulta le clocher du village d’un regard. Il était presque midi, et il lui restait deux livraisons chez des particuliers, avant de terminer par l’auberge.

Je suis à l’heure.

La perspective de rentrer bientôt pour se mettre au chaud le remplissait d’un soulagement palpable. La croûte de neige qui était tombée en quelques heures rendait chaque coup de pédale plus difficile, et Orion commençait à ne plus sentir ses jambes.

— Merci, mon brave Orion, entonna le marin à la retraite en brandissant sa pipe. La livraison est gratuite aujourd’hui, n’est-ce pas ?

Perché sur le ponton, son pélican regardait la rivière gelée d’un air profondément déçu. Sous la pellicule de glace, on devinait des ombres qui ondulaient avec grâce, comme des fantômes sombres et longilignes.

— Ni aujourd’hui, ni demain, répondit Orion qui s’efforçait chaque fois de rire à cette blague redondante. Ça fera cinq serres, s’il vous plaît.

Le pélican alla recracher quelques pièces au creux du gant d’Orion qui les ajouta mentalement à son compte.

— C’est un jour spécial aujourd’hui, poursuivit le marin. Tu vois, Orion, ç’aurait été mon trente-neuvième anniversaire de mariage si ma belle Léonie était toujours parmi nous.

Le visage du marin se peignit d’une expression de joie presque enfantine qui remonta jusqu’à son regard.

— Le mariage est un si beau cadeau…, déclara-t-il d’une voix émue tandis qu’Orion s’apprêtait à faire demi-tour. Et toi, jeune homme, quand est-ce que tu te maries ? As-tu déjà trouvé la perle rare ?

Orion grimaça. À dix-huit ans passés, il n’avait jamais eu de petite amie. Non pas qu’il ne s’intéresse pas à ces choses-là, mais l’idée de rencontrer quelqu’un qui l’accepte, lui et son mode de vie, quelqu’un qui lui ressemble, relevait d’une sorte de rêve inexprimé.

Le vieux marin avait dû lire sa réponse sur son visage, car il lui fit un geste de la main qui semblait lui dire « ça viendra ».

— Bah ! Tu sais ce qu’on dit : les fleurs les plus précieuses mettent du temps à pousser. Et toi, mon garçon, je suis persuadé que tu trouveras la plus extraordinaire d’entre toutes. Quand ce sera le cas, faudra pas rater ton moment !

Moineau virevolta gaiement à cette évocation.

Le vieux marin éclata d’un rire franc.

— En voilà un qui se réjouit, en tout cas ! lança-t-il en guise d’au revoir alors que le livreur reprenait le sentier en sens inverse, Moineau pépiant avec un enthousiasme incessant dans ses oreilles.

— Bon, il nous reste une dernière livraison, dit Orion.

Ignorant les élancements dans ses jambes, il se dirigea vers le centre du village. Son vélo cahotait tandis qu’il évitait les nids-de-poule, puis il accéléra en passant devant les rares promeneurs qui avaient décidé d’affronter la neige, le front en sueur et les paroles du marin résonnant encore dans son crâne :

« En voilà un qui se réjouit, en tout cas ! »

Lorsqu’il entra dans l’auberge, il fut accueilli par un agréable feu de cheminée et une délicieuse odeur d’œufs brouillés. Presque aussitôt, le calme fut rompu par les piailleries de l’aubergiste, Madame Mortfeuillet, qui claquait la langue, courbée en deux dans un placard.

— Ce poêle me frise les plumes ! Je ne sais pas ce qu’ils ont fabriqué pour l’encrasser de la sorte. Comme si je n’avais que ça à faire : réparer les poêles de mes clients…

— Mettez votre égo de côté, intervint le facteur qui dégustait ses œufs, le visage rougi par la douce chaleur. Ce n’est pas tous les jours que vous accueillez des clients riches à voler dans les nuages. Une fortune héritée de la guerre, sans doute pas toute propre, mais fortune quand même. Oh ! Bonjour, Orion, ajouta-t-il en tournant la tête vers le nouveau venu.

Mortfeuillet se redressa si vivement que son cassenoix lâcha un cri de surprise.

— Orion ? répéta-t-elle en le cherchant à travers ses yeux plissés, un racloir dans une main, une brosse à suie dans l’autre. Orion Gershwin !

En une seconde à peine, elle avait fait le tour du comptoir pour se présenter devant lui.

— Voilà les trois kilos de navets que vous…, commença le jeune homme avant d’être interrompu aussi sec.

— Les navets, on verra plus tard. Tu tombes à pic. Des clients fortunés sont arrivés hier soir, et leur poêle est tombé en panne ce matin. Ne me demande pas ce qu’ils ont fichu avec ! Tiens, ajouta-t-elle en lui fourrant les outils dans les mains. Prends ça et va réparer leur poêle.

— Réparer le poêle ? répéta Orion, ennuyé.

Terré dans sa chemise, Moineau laissa dépasser sa frimousse gonflée de stupeur entre deux boutons.

— Allons, tu l’as déjà fait cent fois ! s’exclama Mortfeuillet, et son cassenoix émit un cri strident qui obligea Orion à se boucher les oreilles. Les Vergier ne vont pas pouvoir reprendre la route sous une neige pareille. Il faut qu’ils puissent loger dans une pièce chauffée !

— C’est-à-dire que je dois rentrer, ma tante m’attend pour préparer…

Par tous les œufs, Orion, je ne piperai pas un mot à ta tante, mais va désencrasser ce poêle !

La porte de l’auberge s’ouvrit soudain et une rafale givrée s’engouffra dans la pièce, provoquant le râle du cassenoix de Mortfeuillet. Cette dernière se précipita sur le panneau de bois pour le refermer et, rajustant son châle sur ses larges épaules, partit aussitôt nourrir la cheminée de bûches supplémentaires.

— Et voilà que la porte s’y met aussi, maintenant ! À croire que cette auberge s’effrite comme du pain sec. Et ce vent est tout bonnement insupportable ! Il est bien loin, le soleil d’été. Eh bien, tu es encore là, toi ? aboya-t-elle en se tournant vers Orion. Monte tout de suite. Mais coiffe un peu ta tignasse avant.

Abandonnant ses espoirs de rentrer chez lui, Orion obéit et se dirigea vers l’escalier d’un pas résigné. Moineau s’échappa de sa chemise pour grimper sur son épaule et fusiller Mortfeuillet du regard.

— Laisse tomber, ça ne sert à rien, lui murmura le jeune homme.

Il imaginait déjà la tête de sa tante en le voyant arriver en retard. Un sentiment d’agacement le prit au corps tandis qu’il grimpait les escaliers de bois grinçants qui menaient au premier étage.

C’est simple, tu n’as qu’à lui répondre « non », la prochaine fois.

Mais cet exercice lui demandait une force surhumaine. Comme si toute sa volonté s’évanouissait quand il se retrouvait face au regard un peu trop insistant d’autrui.

Il se dirigea vers la seule porte fermée et frappa, avant de remarquer que ses mains étaient noires de suie à cause de la brosse dont l’avait chargé l’aubergiste.

— Qui est là ? lança une voix chevrotante de l’intérieur de la chambre.

— C’est Madame Mortfeuillet qui m’envoie, répondit Orion en tâchant de s’essuyer sur son pantalon humide. Pour réparer votre poêle.

Il entendit alors le bruit d’une grille qu’on rabat et quelqu’un se déplacer en courant.

— Oui, répéta la voix. Entrez, s’il vous plaît.

Lorsqu’Orion pénétra dans la chambre, le froid lui saisit les os. Recroquevillée en boule sous les couvertures, une jeune femme l’attrapa de son regard azur.

— Vous avez essayé de l’allumer ? demanda Orion.

— Je… n’y arrive pas.

Il se mit à genoux devant l’appareil pour le charger, et brûla plusieurs allumettes. Moineau se retourna sur son épaule afin d’observer la fille.

Ne la dévisage pas, enfin ! asséna Orion, résistant à l’envie d’en faire autant.

Il avait entraperçu un visage aux joues roses, quelques boucles de brun et de blond entrelacées. De toute évidence, c’était une jeune femme de bonne famille, et lui se présentait tout crotté devant elle. Cette seule pensée suffit à lui donner envie de partir en courant.

Sous la couverture, il y eut un faible piaillement.

— C’est votre oiseau ? demanda Orion alors que le feu commençait à prendre timidement. Il est malade ?

— Oui, il n’arrête pas de trembler.

Avec un froid pareil, ça ne m’étonne pas.

Alors que le feu prenait doucement, une fumée sombre s’échappa de l’engin.

— Le conduit doit être bouché, dit Orion en se penchant à travers la trappe.

Il enfila ses gants, mais avant qu’il ne puisse glisser la brosse dans le tuyau, Moineau s’engouffra dedans en agitant les ailes.

— Non ! Moineau, espèce de dodo !

Une pluie de poussière noire s’échappa de l’ouverture et Orion recula d’un bond.

— Tu vas en mettre partout ! le fustigea-t-il en s’apercevant que d’élégantes robes couleur parme avaient été étendues dans la pièce.

Clac !

Un morceau de goudron se décrocha du conduit pour s’écraser aux pieds d’Orion. Moineau s’extirpa à son tour, fier et vaillant, les plumes aussi noires que celles d’un corbeau.

— C’était probablement à cause de ça, déclara Orion en désignant le débris au sol. Il peut arriver que du goudron se solidifie et encrasse la cheminée. On va réessayer.

Ça ne l’intéresse sûrement pas. Elle veut juste avoir chaud, pas comprendre comment fonctionne un poêle !

Tandis que Moineau s’époussetait les plumes, Orion craqua de nouvelles allumettes. La flamme prit rapidement, et bientôt, d’élégantes volutes s’élevaient à l’intérieur du poêle.

Orion referma la trappe avant de frapper ses gants l’un contre l’autre. Sa veste et son pantalon étaient noirs de suie, et il ne pouvait s’enlever de la tête l’idée que l’odeur qui l’accompagnait, un mélange de sueur et de brûlé, devait être tout à fait repoussante.

— Vous ne devriez plus avoir de problème, conclut-il.

— Merci beaucoup.

Il ne put s’empêcher de poser un vrai regard sur la jeune femme, toujours dissimulée sous une moitié de duvet.

Elle avait des yeux immenses qui reflétaient l’orange des flammes, un visage en bouton de rose, de celles qu’Orion aimait à observer lors des belles journées de printemps. Ses lèvres frémissaient, et elle tenait entre ses mains un moineau – encore plus petit que le sien – qui grelottait en boule.

— Oh, mais c’est un… c’est un moineau…

Orion avait oublié comment parler. Comment penser.

Il n’avait, de sa vie, jamais rencontré d’autres cœurs-moineaux, et ce constat provoquait en lui une étrange pagaille. Et voilà Moineau qui battait fébrilement des ailes. Que lui arrivait-il ?

— Je devrais le rapprocher du feu, dit la jeune femme. Vous voudriez bien vous retourner ?

Orion sentit la chaleur envahir ses joues, comme s’il venait de plonger dans un bain d’eau brûlante. Il tourna la tête pour lui laisser de l’intimité et entendit ses pas précipités sur les lattes de bois. Un froissement de tissu désordonné, et son corps se rapprocha du sien, enveloppé dans un long châle. Ses boucles rebondirent sur ses épaules tandis qu’elle s’agenouillait devant la chaudière, les mains en coupe accueillant le petit moineau.

Les ailes mouchetées de l’oiseau se gonflèrent de méfiance alors qu’il fixait Orion d’un œil à la fois inquiet et nerveux.

— Tout va bien, lui susurra-t-elle. Réchauffe-toi. Voilà.

Elle rapprocha le corps de son frêle moineau dans la lumière du poêle, et bientôt, Orion vit ses muscles se détendre. Il semblait léger comme un poussin, le genre de cœur qu’on pouvait facilement briser.

Moineau bondit alors aux pieds de la jeune femme et se mit à gazouiller d’un timbre si puissant qu’il en était presque provocateur.

— Moineau, enfin ! s’exclama Orion, secoué d’un éclat de panique.

— Mais quelle jolie voix, dit-elle en riant à l’adresse de l’oiseau.

Moineau virevolta autour de sa tête en lançant un joyeux pépiement. Orion, rouge de honte, baissa le regard sur ses chaussures encore humides.

— Mon nom est Florence. Comment t’appelles-tu ?

Il fut si surpris qu’elle se présente qu’il en eut un hoquet.

— Orion, mademoiselle.

— Comme la constellation ! s’exclama-t-elle en battant des paupières d’un air émerveillé.

Orion la regarda sans comprendre.

— La constellation, répéta-t-elle comme s’il était particulièrement obtus (non, il l’avait bien entendue). Tu ne connais pas les constellations ? Les étoiles ?

— Non, avoua-t-il du bout des lèvres, craignant de passer pour un ignare.

D’un instant à l’autre, il s’attendait à la voir rire. Il guetta un sourire moqueur à ses lèvres, le mépris sur son visage. Mais alors, Florence se redressa en enveloppant ses épaules de son châle et lui apporta un livre aussi épais qu’une brique.

— Regarde, ça, c’est une constellation, indiqua-t-elle en désignant un schéma de tracés complexes. Il y en a des dizaines dans le ciel. Je les ai toutes étudiées. Ma mère m’avait offert un télescope.

— Un télé quoi ? demanda Orion.

Il se sentait si bête que c’en était douloureux, mais c’était peut-être aussi parce que les yeux de Florence l’avaient happé tout entier.

— Un télescope. C’est un objet qui permet de voir le ciel et d’observer les astres. Quand il fait nuit, il y a un monde là-haut dont on ignore tout ou presque.

— Un monde pour les oiseaux ?

— Comment ? s’exclama-t-elle, les yeux ronds.

Orion se rendit compte qu’il venait d’interrompre son discours passionné pour dire une ânerie monumentale. Il secoua la tête, mal à l’aise.

— C’est… le ciel, là-haut, donc… c’est un monde pour les oiseaux, non ?

Tout à coup, il eut à nouveau si chaud qu’il fut tenté de s’échapper pour aller planter son visage dans la neige.

— Pas seulement pour les oiseaux, répondit Florence avec un hochement de tête vigoureux. D’illustres individus ont découvert tout un espace, au-dessus de nos têtes. Il y a les étoiles qui forment entre elles des chaînes qu’on appelle « constellations ». Orion est l’une d’entre elles. La plus grande de toutes.

Elle le dévisagea, un sourcil haussé. Son moineau avait bondi sur ses cheveux pour l’observer à travers les boucles d’un regard pétillant.

— Tu as beaucoup de taches de rousseur, c’est peut-être pour cela qu’on t’a donné le nom de la plus grande constellation d’étoiles.

Il n’était pas sûr d’avoir tout compris de ses explications, mais il sentait que c’était la chose la plus gentille qu’on lui avait jamais dite.

— Vous voudriez bien me parler du ciel ? demanda-t-il alors.

Le visage de Florence s’illumina.

Et Orion oublia l’heure. Il oublia sa tante et tout le reste, car il avait découvert qu’il existait désormais à Bourg-Soufflé une jeune femme et son oiseau qui rendaient l’hiver plus doux.

2.

Un poète au cœur-rossignol avait un jour écrit : « Quand l’amour nous traverse, tout se mélange. »

Cette phrase, qu’Orion avait toujours trouvée creuse, prenait désormais tout son sens.

Après avoir quitté Florence, il avait bien failli glisser sur les marches enneigées du porche, puis une nouvelle fois, à bicyclette, alors qu’il descendait le chemin qui le ramenait chez lui. Durant tout le trajet, Moineau n’avait cessé de piailler d’excitation, si fort qu’on aurait juré entendre une nichée entière.

Florence, elle s’appelait Florence, et depuis qu’Orion était sorti de sa chambre, désorienté, ce nom chantait dans ses pensées. C’était le plus joli prénom qu’il avait jamais entendu. Il résonnait dans sa cage thoracique, ce palais vide hier encore, à présent peuplé de cloches qui sonnaient en son honneur.

Avec son intelligence indéniable, le bleu de ses yeux qui embrassait tout ce qu’ils effleuraient, Florence avait laissé une empreinte indélébile.

— Qu’est-ce qu’il a, ton oiseau ? lança la tante Lauren avec humeur, un bol de soupe entre ses longs doigts squelettiques.

La question le tira de ses pensées. La famille était réunie autour de la table en pin pour le dîner et, malgré le vacarme ambiant, c’était sur Orion que Lauren et sa bécasse avaient jeté leur dévolu.

— Il est agaçant ! Pourquoi fait-il autant de bruit ? René, sers les enfants !

Elle passa la marmite à son époux sans la moindre délicatesse, et des gerbes de jus couleur rouille en débordèrent. Quelques secondes seulement furent nécessaires avant que les jumeaux ne se jettent dessus en hurlant.

Le chaos n’avait pas l’air de déranger Bélinda outre mesure. La sœur aînée d’Orion se coiffait les cheveux à table.

— C’est parce qu’il a rencontré une personne tout à fait spéciale, déclara-t-elle avec un sourire espiègle.

Tous les regards convergèrent aussitôt vers Orion, qui sentit la chaleur le prendre jusqu’au front.

Perchée sur l’épaule de Bélinda, une fauvette aux plumes cendrées lança un gazouillis moqueur avant de déployer ses ailes jusqu’à la mangeoire.

— Et mon petit doigt me dit que c’est la fille du riche marchand, ajouta-t-elle.

— Tu dis n’importe quoi, répliqua Orion alors que le rire des jumeaux perçait le silence.

Il remarqua à cet instant qu’il s’efforçait de plonger sa cuillère dans son bol sans trembler.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? voulut savoir la tante Lauren, ses épais sourcils froncés très bas. Et Bélinda, cesse avec cette brosse ; tu mets des cheveux dans la soupe !

— Mais j’ai une répétition dans deux heures, rétorqua sa sœur. La représentation arrive à grands pas et j’ai encore beaucoup de travail. Pas comme Orion qui passe son temps à faire le paon devant la future princesse…

— La princesse ? s’exclamèrent en chœur l’oncle et la tante.

À ses mots, le sang se mit à battre aux tempes d’Orion. Comme tous les visages l’observaient attentivement, il dut inspirer plusieurs fois pour ne rien montrer de son trouble et parler d’une voix qui ne lui fasse pas honte :

— On a juste fait confidence, se défendit-il après avoir avalé une grande gorgée de soupe brûlante, puis, comprenant son erreur, il rectifia, affolé : Connaissance ! On a juste fait connaissance. Elle voulait discuter.

Et je ne savais pas que c’était une princesse, ajouta-t-il en pensée avant de gratifier Bélinda d’un regard noir. Mais le sentiment de déception qui avait envahi sa poitrine se teinta d’une telle amertume qu’Orion en perdit l’appétit.

Lauren se couvrit la bouche de sa longue main.

— Cette fille qui se cache chez Mortfeuillet est la future princesse, alors ! lâcha-t-elle d’une voix triomphante. Je comprends mieux pourquoi son père, ce corbeau arrogant, ne cessait de répéter qu’il craignait qu’elle tombe malade. Elle est destinée à épouser le prince d’ici peu. Et toi, tu as discuté avec elle ?

Orion ne se souvenait pas d’avoir vu un jour les jumeaux aussi attentifs. Personne ne pouvait se douter qu’en cet instant, tout un monde de possibilités s’écroulait en son for intérieur. Et pour une fois, même Moineau n’avait rien à ajouter, perché sur le vaisselier à la manière d’une minuscule sentinelle.

— Eh bien… Oui, nous avons simplement discuté, répondit Orion, décontenancé.

— C’est tout ?

— C’est ce que je viens de dire…

— Il paraît qu’elle est très laide, renchérit Bélinda. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle ne se montre à personne.

— Elle n’est pas laide du tout ! se récria Orion.

La fauvette de sa sœur venait de rejoindre Moineau sur l’armoire et entreprit de lui asséner des coups de bec sur le crâne. La tête douloureuse, Orion jeta un regard mauvais à Bélinda.

— Quoi qu’il en soit, elle va devoir rester à Bourg-Soufflé jusqu’à ce que cette neige cesse, soupira Lauren, une pile d’assiettes entre les mains. NON ! Les garçons, rapportez vos couverts ici tout de suite !

Le vacarme repartit de plus belle, mais Orion n’écoutait plus.

***

Après le dîner, Orion s’allongea sur sa couette, pensif.

Recroquevillé en une petite boule de plumes, Moineau semblait prêt à s’endormir.

L’esprit d’Orion, lui, carburait à vive allure.

— On devrait essayer de la revoir, tu ne crois pas ?

Moineau leva la tête et lâcha un piaulement empli d’espoir.

— Mais ce serait sans doute stupide, se lamenta Orion. Elle est promise au prince.

Désormais bien éveillé, Moineau bondit sur sa poitrine, ses petites pattes n’imprimant aucune trace sur la peau tant il était léger.

Oui, j’ai envie de la revoir. J’ai envie d’espérer. De croire… de croire que quelque chose est possible.

Elle lui avait souri si tendrement, assise sur le bout de son lit, alors qu’elle lui parlait des étoiles et du ciel. Des instants comme ceux-là, il voulait en revivre mille auprès d’elle. L’écouter parler, observer chaque millimètre de son visage, comme la fossette qui creusait sa joue, ou encore cette mèche qui couvrait ses yeux par intermittence.

Je dois la revoir, il le faut.

Alors, le cerveau d’Orion se mit en branle. Ce cerveau, qui d’ordinaire se contentait de suivre une routine établie, se prit soudain à imaginer toutes sortes de stratagèmes – tous plus loufoques les uns que les autres – afin de se représenter à la chambre de Florence.

Mais avec toute cette neige, sa prochaine tournée de livraison n’aurait pas lieu avant plusieurs jours… Il allait devoir ruser.

***

Le lendemain matin, Orion se leva avant sa tante, avala son café et s’apprêtait à quitter la maison au moment où elle descendit les escaliers, les yeux agrandis de stupeur.

— Tu es tombé du nid ? lui fit-elle.

— L’auberge a besoin de navets, il n’y en avait pas assez hier. Il faut que j’y aille, répondit-il en s’assurant d’avoir aplati ses cheveux.

— Mais… enfin… comment vas-tu t’y rendre ? J’ai annulé ta tournée à cause de la neige !

— À pied, rétorqua-t-il d’un trait en attrapant un sac de légumes noué d’une vieille ficelle. Au fait, je t’ai servi une tasse sur le comptoir. À plus tard !

À pied, les routes n’étaient pas beaucoup plus praticables, et il lui faudrait sans doute deux fois plus de temps pour atteindre sa destination. Malgré tout, il savourait la sensation que lui procurait la neige immaculée sous ses chaussures.

Moineau, qui ne manquait jamais une occasion de faire le fanfaron, filait dans le ciel, telle une flèche de plumes voguant sur les courants d’air froid.

Alors que l’aube envahissait le ciel de ses teintes bleues et roses, Orion et Moineau flottèrent jusqu’à l’auberge, le corps tremblant d’excitation. Le jeune homme avait passé la nuit à rêver du moment où il reverrait Florence, et maintenant qu’il se trouvait devant la bâtisse, il avait tout oublié de ses stratagèmes.

— Te voilà, toi ! s’exclama Mortfeuillet avec sa brusquerie coutumière, les bras chargés de caisses en bois. Tiens, aide-moi à me débarrasser de ces vieux cageots. (Elle poussa un soupir agacé quand une caisse lui échappa et tomba au sol.) Oh ! Crête !

Orion déposa les caisses vides près du mur arrière de la cour et guetta d’un regard la fenêtre du premier étage.

Elle ne sortira pas.

Fallait-il qu’il l’appelle ? Non, elle était probablement occupée. Ou peut-être dormait-elle encore ; il était tôt. C’était sa faute, il aurait dû attendre avant de se présenter aux aurores…

Accablé, Orion était sur le point de faire demi-tour pour rentrer chez lui lorsque Mortfeuillet l’interpella :

— Attends ! Elle a demandé un petit-déjeuner.

Le cri de Moineau l’arrêta si brusquement qu’Orion manqua de se prendre la porte cassée de l’auberge en pleine figure.

— Le cuistot est déjà très occupé avec la mise en place de ce midi, expliqua-t-elle, et je ne peux pas la faire attendre. Avec un peu de chance, ils nous offriront un excellent pourboire. Va lui cuisiner quelque chose et monte-lui dans sa chambre.

À l’idée de la revoir, tout, autour de lui, se changea soudain en coton. Le sol était d’un moelleux comparable aux plumes des oies. Les sons lui parvenaient étouffés, comme s’il évoluait dans la brume. Même la voix aigrelette de Mortfeuillet paraissait plus douce.

Lui cuisiner quelque chose. Mais quoi ? Il ignorait tout des goûts de Florence. Que mangeaient les futures princesses, d’ailleurs ?

Le chef Cogrenard s’occupait de ses poêles sans lui accorder la moindre attention. Alors, Orion coupa deux généreuses tranches de pain, les tartina de beurre et de sel, les fit revenir dans une poêle chaude avec un morceau de lard.

Il pouvait presque entendre les commentaires narquois de sa sœur dans sa tête.

Puis, il déposa soigneusement la tranche de pain grillé dans une assiette et y ajouta une feuille de basilic. Enfin, il remplit une grande tasse du café à la cannelle de Mortfeuillet et monta le plateau au premier étage.

Il s’apprêtait à toquer à la porte, la gorge serrée, la nuque raidie, quand il se rattrapa et passa une main sur le contour de son crâne pour aplatir ses cheveux d’un geste étudié. Une fois présentable, il toqua doucement, Moineau sur son épaule.

— Entrez, lança une voix.

La nappe glaciale du couloir laissa place à une vague tiède aux doux effluves de cachemire.

Florence s’était installée ici comme chez elle. La chambre était devenue un étalage de schémas placardés aux murs, sous lesquels on trouvait, étendus sur des jabots, des robes en satin, des bottines fraîchement cirées et d’élégants chapeaux de dame. Orion détourna le regard à la vue de jupons fleuris.

— Oh, bonjour, Orion, s’exclama Florence en se redressant à son arrivée. Merci pour le petit-déjeuner. Quel délicieux fumet !

Orion déposa le plateau sur l’unique table de la chambre et recula alors que la jeune femme entamait avec appétit son petit-déjeuner.

— Je rêvais justement de toasts, admit-elle en faisant passer le pain avec une rasade de café. C’est un vrai régal. On dirait que tu as lu dans mes pensées.

— C’est ce que je sais cuisiner de mieux, répondit Orion d’une voix timide.

Florence dévora la moitié de son assiette avant de lever les yeux sur lui, un sourire amusé au coin des lèvres.

— Je suis contente d’avoir un peu de compagnie. J’ai passé toute la journée d’hier enfermée avec mon père, qui ne fait que se plaindre du mauvais temps.

Elle étira ses jambes et jeta un coup d’œil vers les toits recouverts de neige qu’on apercevait de l’autre côté de la fenêtre.

— Ça a l’air si joli, dehors, reprit-elle. J’aimerais bien sortir un peu, voir autre chose que ces murs. Il y a des endroits à voir, par ici ?

— À Bourg-Soufflé ? s’esclaffa Orion qui regretta presque aussitôt son éclat de rire involontaire. Euh… eh bien, le théâtre est plutôt joli.

C’était la première chose qui lui était passée par la tête. Sans doute une influence indirecte de Bélinda.

— Vous avez un théâtre ? s’enthousiasma-t-elle. Ça fait si longtemps que je n’y suis pas allée. J’adorais voir les acteurs sur scène, quand j’étais petite.

Florence picorait les dernières miettes du bout du doigt, l’air rêveur.

— Je peux en refaire, si tu aimes tant les toasts, répondit Orion qui ne se serait jamais permis de la tutoyer en temps normal, toutefois une audace nouvelle s’était emparée de lui et, poussé par son élan, il poursuivit : C’est drôle, mais je n’ai jamais vu une dame avec un aussi gros appétit.

Les joues de Florence se couvrirent d’un voile rose, et son regard se durcit un peu.

— Je ne suis pas comme les dames de la haute société, j’ai grandi dans un bourg, tu sais. À côté d’une ferme.

Orion ravala un hoquet de surprise.

— Dans une ferme ?

— Pas « dans », mais à côté d’une ferme, rectifia-t-elle. Nous possédions un manoir, un peu désuet, certes, mais nous nous en occupions comme il fallait, mon père et moi. Et puis, un jour, il y a eu…

Florence baissa les yeux, haussa une épaule.

— Tu sais qui je suis, n’est-ce pas ? dit-elle.

— Oui.

Soudain, une ombre voila son visage et son ton se fit sec.

— Je pensais bien que mon père aurait du mal à tenir sa langue, il est si fier de ce mariage. J’imagine que tout le bourg est au courant, maintenant. Est-ce pour cette raison que l’aubergiste est si désagréable ?

— Mortfeuillet est désagréable avec tout le monde, répondit Orion, et il vit un léger sourire passer sur les lèvres de la jeune femme. Je me demande… pardon si c’est inconvenant ou grossier, mais comment as-tu rencontré le prince ?

Évoquer ce qu’il voyait comme son rival, même sans connaître son nom, libéra en lui une bile épaisse. Il désirait plus que tout en savoir plus et il devait supporter le malaise qui accompagnait sa curiosité.

— C’est une histoire follement romantique, clama-t-elle d’un ton sarcastique. Oh ! ça, oui ! Père serait furieux que je dise de telles choses. Au fond, il est le seul à qui on a demandé son avis.

Elle ramassa les livres étalés pêle-mêle sur le lit et s’y laissa tomber dans un froissement de robe. Son moineau voleta autour d’elle avant de se poser sur sa main.

— On m’a toujours dit qu’une fille à bonne réputation devait d’abord faire un beau mariage, avant de songer aux grandes académies. J’entends encore : « Fais un beau mariage, ma fille ! Après, tu seras libre de faire ce que tu veux. »

Florence glissa un regard vers la porte, comme si elle craignait de la voir s’ouvrir. Mais il n’en fut rien, et Orion la vit reprendre contenance.

— Mon père est marchand. Il traite avec toutes sortes d’hommes, et il n’y en a pas un seul qui ne m’ait pas présenté ses fils. Certains se sont même présentés eux-mêmes.

— Je vois.

Une sensation qu’il n’avait jamais ressentie venait d’éclore dans sa poitrine. Une douleur sourde, comme si quelqu’un retenait Moineau dans une poigne d’airain.

Tout un tas d’hommes, évidemment. Elle a été courtisée à foison.

— Et puis, le prince Talon est arrivé.

Orion lâcha un rire désabusé. Talon.

À nouveau, il se sentit envahi d’une sensation étrange, comme si un bec acéré lui picorait la poitrine. Moineau hérissa ses plumes, le regard chargé d’un tel mépris qu’on aurait dit que chaque lettre de ce nom l’insultait. À bien y réfléchir, il se souvenait de Talon, pour avoir entendu des dizaines de conversations entre vendeurs et clients, des phrases lancées pêle-mêle entre deux paiements. Ce beau prince célibataire avait manifestement trouvé la perle rare.

— Et vous êtes tombés amoureux, conclut sombrement Orion.

— Non !

Ce cri s’échappa de la bouche de Florence au moment où son moineau se redressait en piaillant. Pendant un court instant, Orion crut qu’elle s’était assise sur un objet pointu.

— Tomber amoureux ? ricana-t-elle. Il ne m’a même pas adressé la parole. Il s’est tenu là, m’a jaugée dans ma robe de soie, comme si j’étais un cheval de course, et a fait un signe. Un signe de tête, précisa-t-elle d’un ton furieux, pour sceller le contrat.

Ses doigts parcoururent la reliure de l’un de ses livres avec une certaine mélancolie.

— Mais tu vas être princesse, dit Orion qui peinait à l’admettre mais ne supportait pas l’air contrarié de Florence. Une vie d’opulence s’offre à toi, au bras d’un beau prince.

— Au bras d’un beau prince, répéta-t-elle d’une voix étouffée.

Prenant cette douce confession comme un encouragement, il reprit d’un ton qui s’efforçait d’être guilleret et léger :

— Si je rencontrais une princesse – quoique je doute qu’une princesse pose un jour les yeux sur moi –, j’en profiterais pour ne plus livrer aucun navet de ma vie !

Mais il découvrit que ce n’était pas la chose à dire. Les yeux de Florence se remplirent d’éclairs, tous dardés sur lui.

— On voit bien que ce n’est pas toi que l’on force à se marier ! gronda la jeune femme, son moineau lançant un piaillement sec. Quelle importance la beauté tient-elle là-dedans, d’ailleurs ? Le prince pourrait être laid que cela ne changerait rien. On me dépossède de tout choix ! Tu prendrais peut-être du bon temps, mais moi, je devrai jouer l’épouse parfaite qui n’a pas son mot à dire. Essaie de vivre ne serait-ce qu’un jour sans avoir le choix, si tu tiens à ce point à te mettre dans mes bottes !

Les yeux bleus de Florence n’étaient qu’orages et tempêtes. Face à cette mer déchaînée, Moineau se réfugia dans la poitrine d’Orion, où il le sentit trembler. Le jeune homme regrettait ses mots – son existence. Florence savait remettre les choses à leur place, et les gens aussi. Sous ce regard qui l’abîmait, Orion se sentait soudain si idiot, si petit ; il avait peur de voir tous ses privilèges d’ami s’effriter, et de devenir invisible à ses yeux.

***

— Ne me dis pas que tu te caches ici à cause de cette fille !

Dans l’atelier où il aimait se retrouver, Orion travaillait sur les disques de sa bicyclette quand la tante Lauren avait débarqué, son éternel air revêche au visage. Il avait beau occuper ses mains, son esprit ne cessait de repenser aux paroles assassines de Florence. Comme une chanson qui tournerait en boucle dans sa tête, alourdissant son âme d’un poids invisible mais douloureux.

— Je ne me cache pas, répondit doucement Orion.

C’était à moitié faux, et sa tante semblait l’avoir compris instantanément.

— Elle t’a dit quelque chose ?

— Non. Rien du tout, répondit Orion, volontairement évasif.

Il voulait qu’elle s’en aille pour retrouver le calme habituel de son atelier, un des rares endroits où sa famille ne venait pas le déranger.

— Ton moineau ne chante plus, observa-t-elle d’un air sceptique. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé avec cette fille, mais tu dois comprendre que certaines personnes ne sont pas de notre monde. Sors donc les mains du cambouis un instant !

— Je ne peux pas, ma tante. Si je lâche le ressort, tout le mécanisme se décalera.

En vérité, il cherchait à éviter la conversation. Les mots de Florence l’avaient atteint avec la précision d’une lame, et le seul fait de songer à cette scène l’emplissait encore de honte.

Sa bicyclette et les différentes pièces dont elle était composée n’avaient peut-être pas beaucoup d’attrait aux yeux des autres, mais Orion y voyait un agencement de la plus grande délicatesse. Les disques de la roue avant étaient mus par un dispositif d’aimant puissant, utilisé pour propulser le vélo en générant une force magnétique au sol. Les pneus crantés adhéraient aux surfaces les plus accidentées. Déconstruire la structure, la repenser, le plongeait souvent dans un calme aérien.

Sauf quand sa tante lui imposait sa présence…

— Du temps où j’étais jeune fille, avant que je ne rencontre ton oncle, j’ai cru tomber amoureuse. C’était un homme qui ne faisait pas partie de ma classe sociale, un vicomte, seigneur de ses terres. Toutes les dames étaient prises de pâmoison devant lui, comme des perruches affamées.

Prenant le silence d’Orion comme une invitation à poursuivre, la tante se mit à marcher à travers l’atelier, le bruit mat de ses talons frappant le sol sur un rythme régulier.

— Je ne savais rien de lui, il ne savait rien de moi. Et pourtant, le vicomte m’envoyait des déclarations enflammées en veux-tu en voilà. Oh ! J’en rougirais encore si je les avais sous la main, je peux te l’assurer.

— Je préfère ne pas savoir, grimaça Orion, gêné.

— Ton oncle René a emménagé en ville à peu près en même temps. Il n’avait rien d’un poète, et il a dû faire des pieds et des mains pour que je pose le regard sur lui.

Lentement, Orion retira les disques de protection des roues avant pour observer l’intérieur. Les courants électriques finissaient de parcourir les rayons d’éclats bleutés, attirant à eux les vis mal serrées et créant des blocages. Sans doute la raison du manque de vitesse.

— Orion ! s’impatienta Lauren.

— Oui, ma tante ?

— Tu ne m’écoutes pas ! Il faut toujours que tu t’affaires à autre chose quand on vient te voir.

À vrai dire, il ne comprenait pas pourquoi la tante Lauren se confiait à lui. Depuis qu’il était sous sa tutelle, elle n’avait jamais abordé le sujet de la rencontre avec son oncle.

— Je te disais donc : ton oncle. À force de persévérance, il m’a charmée. Et sais-tu ce que j’ai fini par apprendre ? ajouta-t-elle, le regard tourné vers la minuscule lucarne poussiéreuse de l’atelier. Figure-toi que le vicomte était déjà engagé. Il était fiancé ! Après toutes ses minauderies, toutes ses lettres… Te rends-tu compte du scandale ?

Sa bécasse se mit à caqueter d’un air furibond. Orion en laissa échapper sa clé à rayon, qui glissa jusqu’à la bottine de la tante dans un bruit métallique.

— Je lui ai collé une humiliation comme on en essuie peu dans sa vie, se rengorgea Lauren en gonflant la poitrine. Je peux te dire que j’étais bien heureuse d’avoir choisi ton oncle. Parce que si j’avais écouté ce vicomte de perchoir, aujourd’hui on m’affublerait encore de tous les noms d’oiseaux possibles.

— Je ne comprends pas ce que ça a à voir avec moi, intervint Orion en récupérant sa clé.

Lorsqu’il se redressa, il rencontra le regard perçant de sa tante. Elle affichait toujours cette même rigidité, ce masque impassible dont elle ne se défaisait jamais. Mais quand il s’approchait suffisamment d’elle, dans les moments où elle s’autorisait un peu de répit, Orion distinguait des fissures tracées par des années d’inquiétude silencieuse.

— Ce que ça a à voir, c’est que cette fille n’est pas faite pour toi, dit-elle d’un ton sans équivoque. Mais un jour, il en viendra une autre qui parlera ton langage. Et là, il faudra ouvrir les yeux, et ne pas te perdre en rêveries.

Elle le fixa, le menton haut, avant de lancer d’un ton plus sec :

— Et surtout, il faudra lever la tête de ton guidon, parce que l’amour, ça ne se bricole pas entre deux boulons.

***

Les heures qui suivirent, toutes les pensées d’Orion convergèrent vers Florence, et Moineau n’en fit qu’à sa tête. On avait toujours dit de lui qu’il était trop bruyant, trop nerveux. Trop, toujours trop.

Cette après-midi-là, il avait été plus agité encore que d’ordinaire. Il avait renversé une cruche d’eau d’un coup d’aile précipité, ce qui avait valu à Orion un regard foudroyant de sa tante, avec qui il préparait le dîner. Puis Moineau s’était mis à lui pincer les doigts sans raison.

Arrête ! Arrête ça ! l’avait-il sermonné.

Il ne comprenait plus Moineau. Il ne comprenait plus ses propres pensées. Était-ce normal d’y voir constamment Florence ? Ou fallait-il qu’il consulte le docteur Fumacier ?

Chaque fois qu’il s’imaginait devant l’auberge de Madame Mortfeuillet, il sentait sa gorge s’assécher et Moineau trembler d’excitation.

Il n’arrivait pas à savoir s’il était heureux ou triste.

Cette nuit-là, ses yeux fixaient le plafond sans le voir, car c’est le visage de Florence qu’il se figurait. Sa belle chevelure aux éclats dorés, sa peau diaphane, ce regard capable de caresser ou de foudroyer.

Tu es stupide ! Elle va se marier. Tu n’as aucune chance.

Mais elle ne l’aime pas, elle me l’a dit elle-même.

Incapable de fermer l’œil, Orion alluma sa lampe de chevet et consulta la tirelire en forme de pélican dans laquelle il gardait ses économies. Il travaillait pour le compte de sa tante et enchaînait les petits boulots depuis quelques années déjà, et, mis à part les pièces de son vélo et ses outils, il ne s’achetait presque rien. Aujourd’hui, il constatait avec une pointe de fierté la coquette somme de trois mille serres qui dormait à l’intérieur. Ouvrir sa propre boutique, là où il pourrait réparer des vélos – et peut-être aussi d’autres objets – représentait un doux rêve, mais Florence s’accommoderait-elle de cette vie simple ?

— Je ne pense pas qu’elle serait heureuse dans une boutique de réparation, déclara Orion d’un ton triste.

Moineau pencha la tête sur le côté.

— Réfléchis, reprit le jeune homme. Tu as vu toutes les belles robes de sa penderie ? Une dame n’accepterait jamais de mettre les mains dans la graisse. Et moi, je n’ai que ça à lui offrir. Sans compter que je suis sûrement loin de l’homme instruit dont elle rêve. Je ne connais rien aux étoiles ni à toutes ces choses qui l’intéressent probablement…

Tandis que ses épaules s’affaissaient, il vit les ailes de Moineau retomber sur ses flancs.

Si seulement il avait quelqu’un à qui demander conseil. Quelqu’un qui saurait lui dire quoi faire… La tante Lauren ? Il n’avait aucune envie de revivre leur échange du matin.

Et s’il allait voir sa sœur ?

Bélinda était une sirène, à en croire les hommes qui la fréquentaient. Toujours suivie d’une ribambelle de courtisans dévoués, elle dansait dans leurs compliments, se moquait de leur cœur fragile, puis les laissait en plan, sa chevelure de jais flottant dans l’air comme un drapeau funeste.

Elle n’avait que quatre ans de plus qu’Orion, et il ne lui demandait jamais son avis sur quoi que ce soit. Pourtant, il devait bien admettre qu’il ne connaissait personne d’autre qui soit aussi réfractaire aux fables de l’amour que sa sœur.

Affecté d’une lourdeur désormais familière dans la poitrine, il quitta la pièce et se glissa jusqu’à la chambre de sa sœur. De la lumière filtrait sous sa porte : parfait, elle ne dormait pas encore. Main levée devant sa porte close, il s’arrêta en retenant son souffle, puis entra.

Assise devant sa coiffeuse, vêtue d’une longue chemise de nuit, jambe repliée pour peindre l’ongle de son orteil en noir, Bélinda remonta sur lui un regard surpris.

— Comment fais-tu pour passer à autre chose ? fit-il dans une respiration saccadée avant de perdre son courage.

Il avait l’impression d’avoir déposé un sac de dix kilos à ses pieds.

— Donc tu l’aimes ? Mais tu veux l’oublier, c’est ça ? répondit sa sœur sans avoir besoin qu’il lui en dise plus. Tu n’as aucune chance contre un prince, en même temps.

— Dis-moi juste comment tu fais, souffla Orion.

Dans un mélange de chagrin et de colère, il ferma lentement la porte derrière lui pour être sûr que personne n’entendrait leur conversation.

Les lèvres de Bélinda esquissèrent un sourire, puis elle reposa le vernis avant de se tourner vers lui.

— Quand on donne son cœur, on en ressort avec une dédicace. Le seul moyen, c’est de ne plus la revoir. Plus jamais, asséna-t-elle comme une sentence.

Orion déglutit avec difficulté. Moineau émit un cri qui résonna tel un appel à l’aide.

— Pas d’autres possibilités, enchaîna-t-elle avant qu’il n’ouvre la bouche. Si tu veux l’oublier, tu dois disparaître de son monde, et elle du tien. De toute façon, elle partira en même temps que l’hiver.

3.

Deux jours.

Deux jours s’étaient écoulés depuis qu’Orion avait pris la décision de ne plus voir Florence.

Deux longs jours pendant lesquels il s’était occupé du mieux qu’il le pouvait. Avec la neige qui empêchait toute livraison, Orion avait passé le plus clair de son temps au théâtre de la ville, où sa sœur, membre de la troupe des Geais-Pinçons, devait donner une représentation le soir même. Dans les coulisses, il s’était affairé à la construction des décors en tentant d’ignorer les pépiements désespérés de Moineau et ses tentatives de fuite pour rejoindre l’auberge.

Loin de disparaître, son mal-être s’était accentué. Tout en lui l’exhortait à rejoindre Florence, comme si chaque chemin convergeait vers la façade de l’auberge. Mais alors qu’il avait tout fait pour éviter de passer devant, ce fut Mortfeuillet qui vint frapper à la porte de la maison familiale.

— Où est ton neveu ? lança-t-elle d’un ton brusque tandis qu’elle pénétrait dans l’entrée sans que l’oncle René puisse articuler une syllabe. Je cherche Orion, il est là ?

Le concerné, qui s’était allongé devant la cheminée pour sécher son pantalon humide, bondit avec l’affolement d’une perruche tombée de son perchoir.

— Habille-toi, j’ai besoin de toi à l’auberge, croassa Mortfeuillet en secouant ses jupes avec humeur. Il y a une fuite, et mon sous-sol se transforme en marécage. Les tuyaux continuent de sauter à cause du gel.

— Ce n’est pas possible, répondit Orion, interloqué. Je les ai réparés il y a à peine une semaine !

— Eh bien, il faut les revisser ! J’ai une cave qui prend l’eau, et bientôt ce vieux marin pourra y pêcher le poisson ! Sans doute encore les autres, qui ont fait sauter l’installation. Heureusement qu’ils repartent demain.

— Qui part demain ?

Orion eut l’impression de sentir une serre le happer par le nombril au moment où Moineau lâchait un pépiement étranglé.

Mortfeuillet haussa les épaules avec une grimace de mépris.

— Au moins, je n’aurai plus à gérer les caprices de cette gamine.

— Qui part demain ? répéta Orion dans un souffle.

Il s’efforça de réprimer le tremblement dans ses jambes, mais l’étincelle s’était rallumée. Il avait eu beau tenter de l’étouffer, elle était toujours présente, bien vivante, et n’avait eu besoin que d’une seconde pour se raviver.

Mortfeuillet le fixait d’un regard qui semblait hésiter entre l’agacement et la pitié.

— Les routes sont dégagées. Ils n’allaient pas rester ici tout l’hiver ! Bon, comment je fais avec ma cave, alors ? Tu vas venir m’aider, oui ou non ?

***

Voilà à quoi tiennent mes résolutions.

Après avoir passé un quart d’heure à réparer les tuyaux gelés dans le sous-sol de l’auberge, Orion se présenta à la porte de Florence, les mains serrées autour d’une affichette qui annonçait la représentation du soir.

Il suffit de lui proposer de venir. Elle aime le théâtre, elle sera d’accord. Peut-être même heureuse.

Et alors, il lui avouerait ses sentiments. Il ne pouvait pas la laisser quitter Bourg-Soufflé sans lui avoir parlé. Et quel meilleur endroit qu’un théâtre pour ce faire ?

Résolu, il frappa à la porte en se redressant.

— Encore ?! tempêta une voix à l’intérieur de la chambre.

Orion n’eut pas le temps de se dérober que déjà un homme apparaissait sur le pas de la porte. Le père Vergier – puisqu’il s’agissait forcément de lui – était large d’épaules et arborait une épaisse moustache rousse. Le père et la fille partageaient les mêmes grands yeux bleus, mais là où ceux de Florence exprimaient la curiosité, ceux de l’homme avaient une lueur de mauvaise humeur.

— Pour la troisième fois de la journée, aboya-t-il à l’adresse d’Orion, nous n’avons besoin de rien ! Merci de ne plus nous déranger.

— Euh… je venais juste vérifier que votre poêle fonctionnait toujours normalement, articula Orion. Vous n’avez pas eu d’autres problèmes ?

— Non, aucun, répliqua Jean Vergier, visiblement agacé. Ni avec le poêle, ni avec nos bagages, ni avec les toasts ! Maintenant, au revoir !

Il claqua la porte au bec de Moineau qui laissa échapper un gazouillis offusqué. À l’intérieur de la chambre, Orion entendit la voix timorée de Florence demander « qui était-ce ? » et, dans un dernier élan de courage, il glissa l’affichette sous la porte avant de se sauver.

***

Tout le village avait rendez-vous au théâtre pour assister à la représentation de la troupe des Geais-Pinçons.

Le plan d’Orion était simple.

D’abord, trouver Florence dans l’assistance. Ensuite, la prendre à part. Puis, lui dire que je l’aime.

Ça ne pouvait pas être bien compliqué… Si Bélinda était capable de déclamer des vers enflammés sur scène, il pouvait bien avouer son amour à Florence. Et s’il s’avérait que les sentiments de la jeune femme étaient réciproques, ils pourraient s’enfuir… construire une vie à deux quelque part, loin du prince Talon. Orion leur trouverait un nid douillet. Il l’aiderait à réaliser ses rêves, il travaillerait dur, soit en réparant des objets, soit en livrant des légumes, peu lui importait !

Animé d’une énergie flamboyante, Orion se dirigea à grands pas vers le théâtre. Le ciel d’hiver se drapait déjà de ses teintes nocturnes, et le vent qui soufflait depuis quelques jours poussait un sifflement d’oiseau furieux. Les températures étaient enfin remontées, emportant avec elles les gerbes de neige sur le bitume, mais la soirée s’annonçait tout de même fraîche.

Lorsqu’il atteignit l’arrière du bâtiment de tuiles, il ne fut pas surpris de croiser Monsieur Bichot, le directeur du théâtre, ses lèvres dodues refermées autour de la tige d’une pipe.

— Bonsoir, monsieur Bichot, lança-t-il sur un gazouillis claironnant de Moineau.

L’homme sursauta, avalant une grande goulée de fumée qui le fit tousser bruyamment.

— Crête ! lâcha-t-il en époussetant le tabac renversé sur son gilet d’un geste embarrassé. Orion, je ne t’ai pas entendu arriver ! Tu viens donner un coup de main à ta sœur ? C’est bien aimable.

— Vous ne devriez pas être à l’entrée du théâtre ?

— Si, bien sûr, je prenais une petite pause, voilà tout, répondit l’homme, et son regard vérifia qu’ils étaient bien seuls. De toute façon, tout le monde est déjà rentré, mais ma femme me cherche pour la vente des caramels.

Le froid commençait à lui ronger les doigts et le bout du nez, aussi Orion salua le directeur et poussa la porte de l’entrée des artistes, dissimulée aux regards. À l’intérieur, le corridor glacé était faiblement éclairé par des lampes à huile espacées. De là, il entendait le son de voix dans les coulisses.

Moineau lança un pépiement nerveux.

— Sssht ! le gronda Orion.

Il était bien trop impatient pour ne rien laisser paraître, pourtant il faudrait tenir quelques longues heures encore, le temps que la pièce se termine. Si toutefois Florence était venue…

Derrière la scène, les comédiens se bousculaient, grimés et vêtus de longues toges de pierrots blancs. Leurs oiseaux piaillaient et Bélinda courait après une autre comédienne qui lui avait volé sa perruque blonde.

— Rends-la-moi, sale pie ! cria-t-elle à sa rivale. C’est moi qui la porte pour le premier acte, c’était convenu !

— Ah ! Le bel Orion. Ça va, mon garçon ? l’accueillit Aldo, un large sourire aux lèvres, en lui offrant une claque dans le bas du dos. Tu arrives au meilleur moment, comme tu peux le constater.

De petite stature, Aldo était le responsable de la troupe des Geais-Pinçons. Lui, qui était toujours très coquet, avait revêtu pour l’occasion une élégante tenue de marin, dont le bonnet penchait soigneusement de côté. Orion constata qu’il n’avait pas lésiné sur l’eau de parfum, car bientôt une odeur capiteuse flotta autour d’eux.

— J’espère qu’elles se tiendront tranquilles à Nidargent, soupira-t-il. Nous partons au petit matin et… C’est bon, Anya ; laisse-lui sa perruque, tu n’as qu’à prendre l’autre !

— Je n’en veux pas, rétorqua la prénommée Anya en tapant du pied, le visage rouge de colère. Elle m’irrite le cuir chevelu !

— Alors, n’en mets pas, répliqua Aldo d’une voix lasse avant de se tourner vers Orion. Tout le monde est impatient à l’idée de retourner à la capitale pour les représentations. C’est toujours un grand moment de se produire là-bas. Tiens, j’ai besoin que tu descendes la lune, s’il te plaît. Mets-la dans la réserve, elle prend trop de place, et je ne veux pas que quelqu’un se prenne les pieds dans les cordes.

Orion récupéra l’accessoire, mais avant de le ranger, il s’approcha du rideau de scène, qu’il tira pour regarder dans la salle.

Sans surprise, le premier rang était occupé par les prétendants de Bélinda, qui trépignaient d’impatience. Dans les rangées suivantes, on parlait avec animation, on riait, et on se serrait la main. Au milieu de la foule, une petite femme visiblement agacée criait : « Ernest ! Les caramels, Ernest ! Où est-il encore passé, celui-là ? » Mais c’est une silhouette immobile, située quelques rangs derrière, qui attira son attention. Le visage couleur crème de Florence apparut au centre d’une longue banquette presque vide. Ses grands yeux fixaient la scène avec amusement.

Elle est venue !

Aussitôt, une bouffée de panique s’empara d’Orion, et il laissa retomber le rideau. Sa réaction le frappa autant que sa présence.

Après deux jours sans la voir, et après que le temps eut commencé à faner son image, elle était revenue plus flamboyante encore que dans ses souvenirs.

Trouver Florence. La prendre à part. Lui dire que je l’aime.

Sur son épaule, Moineau se gonfla. Orion attrapa aussitôt son bec entre ses doigts.

— Non, pas tout de suite.

Orion tira à nouveau sur le tissu. À côté de Florence, son père observait avec mépris, bras croisés sur son ventre, les villageois qui se gaussaient. Ses cheveux roux semblaient brûler dans la pénombre tandis qu’il portait son regard sur la décoration d’un air profondément consterné.

Il faut dire que le théâtre du village était plutôt modeste, avec ses lampes à gaz odorantes qui pendaient au-dessus de la scène, ses murs en bois qu’on pouvait entendre grincer au moindre coup de vent et ses bancs au rembourrage fuyant. Ce qui n’empêchait pas Monsieur Bichot de dire à tous ceux qui voulaient bien l’entendre que c’était la plus belle bâtisse des environs.

Le cerveau d’Orion carburait à toute vitesse.

La présence de Florence, à quelques mètres à peine de lui, occultait toutes ses autres pensées et renforçait son besoin d’agir. Il ne savait plus ce qu’Aldo lui avait demandé, ni pourquoi il tenait la grande lune entre ses mains moites.

Soudain, les lumières s’éteignirent et le silence tomba sur la salle. Les silhouettes de Florence et de son père disparurent dans les ombres.

Au centre de la scène de bois, Bélinda apparut, vêtue de son apparat de comtesse, le visage fardé de blanc. Ses yeux noirs se braquèrent sur un point invisible au fond de la salle et sa bouche s’ouvrit en un grand O d’où sortit une longue plainte :

— Henri, Henri, mon bel Henri ! Que je me languis de votre regard d’azur. Puissiez-vous me retrouver et m’enlever à ces geôles dorées.

Sur scène, on frappa à la porte. Bélinda se retourna, tout affolée, quand un homme en queue de pie accourut vers elle pour la prendre dans ses bras.

— Oh, Henri ! Que d’injustice de vous voir partir au front. Maudite soit la guerre des friches. Maudits soient ces sauvages qui vous enlèvent à moi.

— Oh, maudissez-nous, car nous sommes deux oiseaux fous et je ne partirai pas sans un baiser de votre part.

Leurs lèvres se cherchèrent. Mortfeuillet retint un sanglot dans l’assemblée, et pendant un instant, Orion s’imagina dire à Florence : « Je suis un oiseau fou et je ne te laisserai pas épouser un homme que tu n’aimes pas », avant de secouer la tête d’un air désabusé.

Orion laissa les comédiens à leur jeu et emporta la lune – une grande sphère pâle et cabossée – qu’il fit rouler entre un lampadaire en bois et une caisse débordant de chapeaux à plumes. Dans la réserve, il récupéra le clocher en carton qui servirait dans l’acte II et le tira jusque dans les coulisses, les doigts engourdis par la colle encore fraîche. De là, dissimulé dans l’ombre des rideaux, il observa le spectacle en lançant quelques regards à la foule, dans laquelle il tentait de retrouver Florence. Mais la salle était noyée dans l’obscurité, et tout ce qu’il distinguait, c’était la lueur vacillante des regards tournés vers la scène.

Sur les planches, Bélinda s’époumonait devant une flopée de spectateurs enivrés.

— Oui, c’est bien mieux d’ici, dit alors une voix dans son dos.

Orion bondit en arrière. Moineau lança un piaulement brusque qui fit sursauter Bélinda et le comédien lui donnant la réplique.

Orion attrapa d’un geste vif le petit corps de plumes et observa, la gorge totalement sèche, le visage de Florence qui se tenait à quelques centimètres de lui, hilare.

— Excuse-moi, je ne voulais pas te faire peur, murmura-t-elle. Il me semblait bien t’avoir aperçu tout à l’heure.

— Que fais-tu ici ? demanda-t-il d’une voix affolée.

Ce n’était pas du tout la façon dont il aurait souhaité dire les choses. Dans ses nombreux scénarios nocturnes, il se voyait parler d’un ton détaché et plein d’assurance. Cependant, il devait se rendre à l’évidence : les battements d’ailes précipités de Moineau autour de lui l’empêchaient de garder son calme.

— Je suis venue voir le spectacle d’un autre point de vue, répondit-elle.

Florence lâcha un petit rire, et tout à coup, tout disparut autour d’eux – le regard noir des comédiens, l’agitation de Moineau. Il sentait poindre en lui une certaine allégresse, un sentiment si rare qu’il le prit par surprise.

— Ton père va te chercher.

Il aurait aimé parler de n’importe quoi d’autre que son père.

— Il peut me chercher, ça m’est bien égal, répliqua Florence en roulant des yeux. Cela fait des jours qu’il me garde prisonnière dans cette auberge, sous prétexte qu’il ne veut pas que j’attrape froid avant notre arrivée à Nidargent. Il a fallu que j’insiste pour que l’on sorte ce soir, c’est tout de même incroyable. Je ne sais pas ce qu’il s’imagine… Que je vais me sauver en courant ?

Étonnamment, la perspective d’une fuite semblait la séduire.

— Je ne connais pas cette pièce, ajouta-t-elle alors en glissant un regard derrière le rideau.

— Ça s’appelle L’amour en temps de guerre, répondit Orion, un peu mal à l’aise.

— C’est très… novateur, répondit-elle en réprimant un sourire.

Tout à coup, les décors, les perruques, la poudre – tout dans cette scène lui parut grotesque. Et lorsque sa sœur entonna un « Ce sera la victoire de l’amour ! » haut perché, Orion dut se couvrir la bouche pour ne pas rire.

La prendre à part. Et ensuite, lui dire que je l’aime.

Seuls. Ils étaient seuls dans l’émotion d’une salle comble, à partager une hilarité en tentant de rester discrets. Chaque nouveau trémolo de voix les faisait rire de plus belle.

Quand Bélinda termina enfin sa scène, portée par son compagnon qui la déposa derrière le rideau, Orion essuya les larmes que lui avait provoquées son fou rire et déclara :

— Florence, j’aimerais te dire quelque chose.

Sa voix s’était réduite à un filet, si bien qu’il doutait que Florence l’ait entendu. Mais à en juger par le regard qu’elle posa sur lui, son visage encore éclairé d’un sourire éclatant, c’était bien le cas. Pourquoi voudrait-il se départir de cette sensation, cette obsession, ce gazouillis de joie qui déferlait dans son corps ? C’était la plus belle chose qui existait. La seule chose pour laquelle il voulait vivre.

— Où étais-tu passé ces derniers jours ? lui fit-elle avant qu’il n’ouvre la bouche. Tu étais malade ? Ou fâché peut-être ? ajouta-t-elle, l’air ennuyé. À cause de notre discussion.

— Euh… non, je n’étais pas malade, ni fâché. Enfin…

Orion sentait la chaleur le gagner à nouveau et se tâta le front. Ses mots s’embrouillaient sur ses lèvres, comme si, dans son esprit, un voile de brume épaisse avait tout recouvert.

De l’autre côté de la scène, dans les coulisses, Bélinda et Anya se disputaient à nouveau la perruque avec de grands gestes tandis que leur compagnon comédien essayait de les tempérer. Orion ferma les yeux et prit une grande inspiration. C’est maintenant ou jamais !

— Je voulais te dire que… que je suis heureux de toi.

— Heureux de moi ? répéta Florence, les yeux écarquillés.

Mais quel dodo !

Les geignements des deux bécasses à quelques mètres de là l’empêchaient de réfléchir.

— Non, pas heureux, se corrigea-t-il, assailli par les piaillements excités de Moineau à son oreille.

— Tu veux dire heureux de me voir ? suggéra-t-elle avec un sourire encourageant.

Peut-être pourrait-il l’embrasser afin de lui faire comprendre. Les mots se mélangeaient à ses lèvres et dans sa tête, de toute façon.

Il prit ses mains dans les siennes et Florence eut un hoquet de surprise.

Ce fut à cet instant que tout se brisa.

Orion entendit un cri, et dans leur lutte, Anya et Bélinda accrochèrent un levier. Le rideau se leva subitement sur Orion et Florence, debout main dans la main devant une assemblée qui se préparait à accueillir le deuxième acte.

Les rumeurs se turent aussitôt, et il fallut à Orion un instant avant de comprendre ce qu’il venait de se passer. Lorsque ses yeux se furent ajustés à la lumière éblouissante du projecteur, il vit quelqu’un, dans l’assistance, s’approcher d’eux.

Jean Vergier !

Rouge et congestionné, tel un perroquet grotesque prêt à mordre, il brûlait Orion de son regard intense.

— Qu’est-ce que tu fais avec ma fille, toi ? tonna-t-il.

Avec une rapidité étonnante, l’homme monta sur la scène pour les rejoindre. Là, il attrapa Florence d’un geste si vif que le moineau de la jeune fille piailla de douleur.

— Papa, on ne faisait que discuter ! se défendit-elle.

— Tu te moques de moi ?! Vous vous donnez en spectacle devant tout le monde ! Viens, on s’en va !

Orion assista, impuissant et comme paralysé, à la scène tandis que la magie de l’instant précédent s’évanouissait. Le marchand quitta la salle avec sa fille, écartant le chariot chargé de caramels mous de Monsieur Bichot sur son passage.

— Hors de mon chemin, espèce de perruche ridicule ! cria Jean Vergier.

Le propriétaire du théâtre trébucha dans les roues du chariot, renversant les douceurs sous le regard médusé de l’assistance.

N’écoutant rien d’autre que le chant désespéré de Moineau fusant vers la sortie, Orion se jeta dans l’attroupement qui s’était formé, en bousculant Mortfeuillet.

Dehors, le froid lui brûla le visage. Il balaya la rue du regard, puis aperçut le carrosse noir de Jean Vergier.

Son épaisse silhouette traînait Florence sans ménagement.

— Arrête, tu me fais mal ! criait-elle.

— Monte, j’ai dit !

Une main de chaque côté du coche, elle résistait. D’un coup d’épaule, son père l’y poussa et elle trébucha à l’intérieur dans un froissement de robe. Orion observa, hors d’haleine, la scène qui se jouait sous ses yeux comme si elle était irréelle.

Dans son dos, la rumeur grandissait tandis que les spectateurs commençaient à quitter la salle.

— Vous ne restez pas pour la fin du spectacle, monseigneur ? piailla Mortfeuillet.

— Je préfère geler sur ce trajet maudit plutôt que d’assister une seconde de plus à votre tintouin ! répliqua le marchand qui monta aux côtés du cocher et rajusta ses gants de cuir. J’en ai assez de ce trou perdu. Nous partons ce soir !

Orion étouffa un hoquet de panique.

— Mais il fait nuit noire, intervint-il, et Moineau émit un gémissement d’approbation. C’est de la folie !

Lorsque le regard de Jean Vergier se posa sur Orion, il se chargea d’une colère semblable aux assauts des vagues qui se brisent sur les pierres.

— Toi, ne t’approche plus jamais de ma fille !

Il fouetta les chevaux et ceux-ci partirent au galop. Florence se colla à la vitre.

D’abord, trouver Florence.

Son regard bleuté commençait à s’effacer alors qu’ils prenaient de la vitesse.

La prendre à part.

Orion ne distinguait plus que la tache blonde de ses cheveux, avalée par le gouffre de l’obscurité.

Lui dire que je l’aime.

Moineau se jeta alors hors de sa poitrine avec la vivacité d’un rapace et fila à la suite du carrosse.

— Moineau, reviens !

Sa minuscule silhouette se faufila par la fenêtre entrouverte de la diligence et y disparut. Aussitôt, un mal étrange s’empara d’Orion. Il s’élança alors sur la route verglacée après le véhicule, comme mené par une corde invisible.

Le froid lui dévorait la peau, s’insinuant en lui avec la vigueur d’un poison mortel. Son sang lui paraissait lourd et sa tête tournait comme sur un manège.

Soudain, son pied rencontra une plaque de glace et tout son corps partit vers l’avant. Ses fesses se soulevèrent un bref instant, puis sa tête heurta le verglas dans un choc qui fit claquer ses dents.

Une dernière pensée l’étreignit avant que l’obscurité l’emporte :

Je te rejoindrai, mon cœur.