Maison d’édition Young Adult
Extrait n°1 (point de vue d’Imari)
Trier.
C’était une ville qui n’aurait pas dû exister, un sursaut de vie au milieu de ce paysage de sable et de roche. Elle défiait les lois de la nature avec ses palmiers, ses bassins et son stuc blanc, trésor de perles luisant sous un ciel céruléen. Là, en son cœur, encadré par six énormes tours blanches qui se dressaient telles des sentinelles autour de leur zar, se trouvait le magnifique dôme en or. Vondar. Le palais.
Sa maison.
Elle était là, sous ses yeux. Réelle et tangible, l’attendant comme si elle n’était jamais partie.
Ses yeux se mirent à piquer et le palais devint flou.
— C’est quand tu veux, lui dit Ricón à voix basse.
Elle ne serait jamais prête.
— Je suis prête, chuchota-t-elle.
Il fit claquer sa langue et lança son cheval à la suite des autres. Ils se frayèrent un chemin parmi les fermes des abords de Trier, lesquelles devaient leur existence à un réseau de canaux, et Imari inspira profondément, humant le parfum de l’herbe sèche, de la poussière et du feu de bois – une odeur que son cœur n’avait pas oubliée, même après toutes ces années. Quelques chèvres curieuses s’approchèrent de la clôture, et au loin, Imari aperçut des ouvriers agricoles qui remplissaient des auges vides de grain et d’eau.
Des ouvriers sol veloriens.
C’étaient forcément des Sol Veloriens. Les Istraans ne se fatiguaient pas ainsi, les employant à leur place pour effectuer le dur labeur. Ils étaient payés tout juste une bouchée de pain. Pas tout à fait esclaves, mais bien trop pauvres pour acheter leur liberté, et c’était ainsi qu’Istraa les maintenait sous son joug.
Ce qui n’était pas pour arranger un autre problème qui n’avait cessé de tourmenter Imari depuis qu’elle avait quitté Descieux : Jeric avait promis de libérer les esclaves sol veloriens de Corinthe, et Imari de l’aider. Or après avoir passé près de deux semaines avec les Saredds de Ricón, sans aucune amélioration dans leur attitude à son égard, comment pouvait-elle espérer que le reste d’Istraa écoute ce qu’elle avait à dire ? Si elle commençait à exiger des Istraans qu’ils libèrent les ouvriers sol veloriens, ou du moins qu’ils leur versent un salaire digne de ce nom, Istraa penserait que c’était elle l’insaisissable chef des Liagés.
Telles étaient les pensées qui la tourmentaient alors qu’ils quittaient les champs pour entrer dans le quartier des marchands, où l’encens, le feu et la sueur imprégnaient l’air, où les façades en stuc se pressaient les unes contre les autres, et où le monde se transformait en une symphonie de vie, de couleurs et de poussière. Des lanternes décoraient les rues étroites comme autant de guirlandes d’étoiles. Les étals des marchands regorgeaient de paniers d’épices et de fruits, tandis que des Sol Veloriens négociaient pour leurs maîtres et qu’une myriade de tissus ondulaient dans la brise du soir. Les notes d’un mizmar s’élevaient dans le vacarme ambiant, conférant une certaine mélodie au staccato sec des bavardages. Aux pieds du musicien, lui aussi sol velorien, brillaient quelques pièces de monnaie dans une corbeille tissée.
— Recule, maudite galeuse, s’écria Tarq.
Imari jeta un coup d’œil et vit Tarq repousser une Sol Velorienne qui passait près de lui. La femme, un panier de figues sur les bras, poussa un cri, trébucha et s’étala sur un stand d’étoffes. Le panier lui échappa des mains et elle s’empressa de ramasser les figues qui avaient roulé. Personne ne lui offrit son aide.
Tarq croisa le regard d’Imari.
C’est tout ce que tu mérites, semblait-il vouloir dire.
Elle serra les dents et regarda droit devant elle, les mains crispées. Les sentiments de Tarq à l’égard de Sol Velor n’avaient rien de nouveau ni de surprenant. Istraa n’était peut-être pas aussi cruelle que Corinthe envers Sol Velor, mais ils considéraient toujours leurs habitants comme inférieurs. Moins importants. Moins précieux.
Moins humains.
Extrait n°2 (point de vue de Jeric)
Jeric atteignit enfin la porte de l’ancien bureau du Grand Inquisiteur, l’enfonça et pénétra à l’intérieur en se courbant.
Grands dieux, la pièce avait gardé son odeur. Une odeur irritante de renfermé et de vieilleries.
Jeric n’avait pas besoin de lanterne ; le clair de lune filtrait à travers les hautes fenêtres étroites, illuminant le précieux butin composé d’objets confisqués aux Liagés. C’était, pour reprendre les termes de son père, une véritable salle de torture. Les jarls avaient récemment demandé à Jeric de la démanteler une bonne fois pour toutes, mais il n’en avait pas eu le temps.
Bien lui en avait pris, se disait-il à présent.
Jeric inspecta les étagères, écartant les pots, les parchemins et les livres. Il se dirigea vers la table, ouvrit les tiroirs et entreprit de les fouiller.
— Où es-tu ? grommelait-il.
Il referma violemment les tiroirs et s’approcha du coffre, dont il fit sauter la serrure avec la poignée de Lorath. Le couvercle ouvert, il posa son épée, puis se mit à examiner le contenu du coffre : des cartes, des textes liagés et de la soie sol velorienne.
Une paire de menottes enchantées capables d’annuler le pouvoir du Shah.
Jeric les plaça à côté de Lorath.
Encore des bibelots, des livres. Les lettres d’une correspondance interceptée.
Deux lames en ténébrine rapportées lors du dernier raid de Jeric.
Il posa la ténébrine avec les menottes.
Enfin, Jeric fronça les sourcils devant le coffre vide.
— Je sais que tu es là, quelque part…
Il fouilla à l’intérieur, appuyant ses paumes contre les panneaux du coffre, tâtonnant et cherchant dans les moindres recoins.
Là.
Jeric parcourut les jointures du panneau avec ses doigts, trouva la dépression et poussa. La plaque cliqueta et coulissa, révélant une cavité exiguë à l’intérieur.
Dans laquelle était soigneusement dissimulé un petit ballot de tissu.
Jeric s’en saisit. Il avait exactement le poids auquel il s’attendait, ce qui renforça ses espoirs. Écartant les plis, il découvrit le pendentif – une petite pierre lisse et noire en skal, recouverte de gravures liagées, accrochée à un fin cordon de cuir.
Le collier s’était transmis de génération en génération dans la famille de Jeric. C’était une pierre protectrice, offerte par une enchanteresse liagée longtemps auparavant, à une époque où Corinthe vivait en paix avec Sol Velor. Cette pierre avait sauvé la vie du roi Tommad 1er, l’ancêtre de Jeric qui avait donné son nom à son défunt père. Le pendentif enchanté l’avait protégé pendant la guerre contre Azir Mubarék et les infâmes Mo’Ruk, les quatre puissants généraux liagés d’Azir. C’était du moins ce que l’on avait toujours dit à Jeric.
Il caressa les gravures du bout des doigts et approcha la pierre de la fenêtre. Le clair de lune se refléta sur le skal poli, mais les motifs demeuraient sombres, comme s’ils absorbaient la pâle lueur de l’astre.
Pendant cent ans, ce pendentif avait été exposé sous le portrait de Tommad 1er, dans la grand-salle du palais de Descieux. Mais vingt ans plus tôt, juste après le soulèvement de Sol Velor orchestré par le descendant d’Azir, Saád Mubarék, le père de Jeric avait pris ce pendentif ainsi que tous les artefacts liagés en sa possession et les avait fait détruire.
« Nous effacerons les Liagés de ce monde, à commencer par l’œuvre de leurs mains infernales. »
Le Grand Inquisiteur avait insisté pour qu’ils conservent quelques objets, comme les menottes, et son père, conscient de leur valeur, avait accepté. Mais le roi Tommad, refusant de se laisser influencer par le lien familial qui l’unissait à la pierre protectrice, avait ordonné sa destruction.
Tel était le rôle qu’avait joué Tommad. Il avait été le flambeau embrasant le bûcher de l’héritage liagé, et Jeric l’avait aidé à alimenter les flammes en confiant toutes les trouvailles de ses chasses aux inquisiteurs pour destruction.
Y compris les gens.
Mais Jeric avait toujours soupçonné Rasmin de ne pas s’être débarrassé de tout. Il n’avait jamais pu le prouver, bien entendu, et cela n’avait pas été sa priorité. Mais le Grand Inquisiteur s’était montré particulièrement intéressé par le pendentif, d’où ses interrogations.
Jeric passa le collier autour de son cou, glissant la pierre sous sa tunique. Elle se réchauffa au contact de son sternum, aussi légère qu’un souffle – un souffle qui ne faiblissait pas. À peine deux mois plus tôt, Jeric n’aurait pas hésité à faire incarcérer le propriétaire d’un tel artefact. L’ironie ne lui échappait pas.
Il se demanda, brièvement, en quoi les choses auraient été différentes s’il avait porté ce pendentif dans les Landes Sauvages. Si Hagan l’avait porté lors de son couronnement.
Son père avait vraiment été aveugle.
Tout comme lui.