Le Lys de feu :
Les Vents impérieux

Jacquelyn Benson

Avril 1918. L’ultime aventure des charismatiques, au cœur de la Grande Guerre.

CHAPITRE I

Hampstead Heath, Londres
16 février 1914


Lilith Albright filait à travers la lande sur sa mobylette bringuebalante, cramponnée à l’accélérateur comme s’il était possible d’échapper à l’inévitable.
    La vaste campagne, recouverte de nuages noirs fuyants, s’étendait à perte de vue, les champs bruns entrecoupés de murets de pierre décrépits et de haies d’ajoncs biscornus. Le vent charriait la froide morsure de cet hiver sans fin. Ce n’était pas une journée idéale pour une virée, mais Lily n’avait pas sorti la Triumph verte couverte de boue pour une agréable promenade.
    Il s’agissait d’une fuite. Une fuite bien vaine, cependant, car ce qu’elle fuyait ne pouvait être distancé. C’était l’inconvénient, avec l’avenir.
    Tout avait commencé plus tôt, ce matin-là, alors qu’elle faisait un brin de toilette.

    Elle s’aspergea le visage d’eau froide, les gouttes ruisselant le long de sa mâchoire pour disparaître dans la bassine émaillée, troublant la surface d’un millier de ridules qui brouillèrent son reflet – les yeux gris et perçants hérités de son père, les cheveux auburn tristement célèbres de sa mère. L’eau cessa bientôt ses oscillations pour se changer en une bourrasque de neige fine et tourbillonnante. Le blizzard obscurcit son visage aux traits désagréablement familiers, l’occultant par un voile blanc qui s’écarta alors pour révéler une scène nouvelle : la porte ouverte de son immeuble sur March Place, dans le quartier de Bloomsbury, où des flocons glacés tournoyaient tout autour d’elle, s’engouffrant pour se déposer sur le tapis élimé.
    Lily entra prestement. À l’exception de la neige sur le sol, le vestibule n’avait pas changé d’un pouce. Du papier peint couleur rouille à motifs cachemire recouvrait les murs, accentué par une nature morte représentant deux sardines huileuses inertes s’acoquinant à une chope de bière éventée. Il flottait dans l’air de vagues relents d’ortie bouillie et de la lumière filtrait du palier supérieur, par la porte ouverte de l’appartement situé juste en dessous du sien, où vivait sa voisine, Estelle, avec sa compagne, Miss Bard.
    La jeune femme grimpa jusqu’au palier pour jeter un œil à l’intérieur. Le salon était vide, exception faite du chien sur le tapis. L’animal vert pâle, fendu pile en son milieu, gisait dans un tas de cendres et fixait Lily de ses yeux tristes. Elle passa devant lui, attirée par la chambre à coucher. L’air y était étouffant, envahi par une présence invisible. Assise devant sa coiffeuse, Estelle était tournée vers le miroir, les yeux fixés sur le placard, derrière elle, dont la porte était entrouverte.
    À l’intérieur, quelque chose bougea, déplacement d’ombres subtil, accompagné d’un petit tintement de verre, comme des bouteilles qui s’entrechoquent dans la caisse du laitier. Puis le mouvement prit de la consistance et de la vitesse avant de faire irruption dans la chambre, fondant sur les deux femmes, à la fois humain et difforme. Il tendit une longue lame argentée vers sa voisine, aussi fine et tranchante qu’un fleuret. La pointe scintillante vint se ficher dans le bras d’Estelle et le miroir se craquela, fissuré d’un côté à l’autre comme une toile d’araignée.
    Toujours assise devant la coiffeuse, Estelle bascula en arrière, brutalement interrompue à mi-chemin du sol. Là, en suspension dans les airs, son corps mince se détacha du siège pour abandonner la pièce, ses talons traînant sur le tapis tandis que des tourbillons de neige envahissaient la chambre avec une intensité aveuglante.
    Enfin, la tempête passa et Lily se retrouva ailleurs, dans un endroit étrange et nimbé de ténèbres, où régnait une odeur âcre, chimique. Les murs qui l’entouraient étaient composés de verre, de bouteilles et de bocaux empilés qui captaient et reflétaient l’image spectrale d’une flamme vacillante, la multipliant en une myriade de copies à la fois sombres et chatoyantes.
    — Voleur, souffla une voix derrière elle, rauque et marquée par un accent inconnu.
    C’était Estelle. Lily se retourna pour la découvrir assise à une table en bois, le visage pâle, livide comme la mort. Elle se tenait la gorge d’une main. Le sang suintait entre ses doigts, entachant le bleu clair de sa robe. De ses yeux hagards, elle fixait le néant par-dessus l’épaule de Lily.
    De la fumée s’enroulait autour de ses pieds, s’élevant en volutes pour l’envelopper.
    — Meurtrier, ajouta-t-elle en levant une main effilée et tremblotante, doigt tendu vers les ténèbres. Alukah.
    Et Estelle de disparaître, engloutie par la fumée et l’obscurité. Le sol s’ouvrit alors devant Lily, révélant un bassin d’eau opaque, dont la surface ondoyait comme sous l’effet d’une intrusion soudaine. Elle s’y laissa tomber. Aussitôt, l’eau charbonneuse fut à ses pieds, se répandant sur le parquet de sa chambre où la bassine renversée tournoyait lentement sur elle-même avant de s’immobiliser.


    Alors que Lily réprimait ce cocktail familier de fureur et de chagrin, elle empoigna l’accélérateur pour propulser sa Triumph au maximum de ses capacités. Secouée par les cahots, dents serrées, elle laissa l’étendue brunâtre de la lande s’estomper en arrière-plan de ses pensées.
    D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle avait toujours été assaillie de visions de l’avenir.
    Toutes sortes d’épouvantes avaient défilé dans son esprit : des incendies annonçant des cadavres carbonisés ; la jambe cassée d’un voisin dont l’os avait fendu la chair ; des bateaux naufragés dans les eaux glacées de la mer du Nord.
    Des années durant, elle avait tenté de mettre ses connaissances à profit. Elle avait tour à tour averti, supplié, menti et manipulé son prochain pour orienter les événements vers une issue différente. Enfant, elle avait fait un croc-en-jambe à un marchand d’oranges pour éviter qu’il ne tombe sous les roues d’un camion, avait volé des tickets de transport sur une table de nuit, et avait même tourmenté un chien, préférant qu’il s’en prenne à elle avant qu’il n’inflige d’irréversibles blessures à quelqu’un d’autre.
    Aux yeux du monde, son attitude passait pour de la désobéissance. Les nourrices s’étaient succédé comme autant de mouchoirs de poche. Et si Lily avait échappé aux rossées régulières, c’était uniquement parce que sa mère n’éprouvait que peu d’intérêt pour les questions de discipline.
    Pire encore que tout châtiment, elle savait que ses efforts étaient vains : l’incendie évité un jour se déclarait une semaine plus tard ; un os intact trouvait une autre façon de se briser le jour suivant ; elle se précipitait dans la rue pour rattraper un chat sur le point d’être écrasé par un omnibus dans l’indifférence générale, pour découvrir le même malheureux, le lendemain, gisant couvert de mouches au bord de la route.
    Elle avait essayé encore et encore. Elle avait mené sa bataille solitaire contre le destin en dépit des remontrances des nurses, de la culpabilité, du chagrin et de cette frustration dévastatrice – jusqu’à la mort de sa mère.
    Ce jour-là, Lily l’avait vu dans ses détails les plus subtils.
    Elle avait déployé toutes les tactiques de son vaste répertoire pour l’éviter. L’espace d’un bref instant, elle avait cru pouvoir réussir. Des demandes folles avaient été formulées et acceptées. Quelques effets personnels déterminants avaient été égarés avec succès. Tout était en place pour qu’enfin, l’avenir se déroule autrement.
    Jusqu’à ce que tout bascule.
    Lily avait fini par accepter la vérité : elle n’aurait jamais aucune influence sur ses prémonitions. Il ne s’agissait ni d’un don ni d’une responsabilité, seulement d’une malédiction, son propre tourment personnel.
    Condamnée à dépérir dans un pensionnat de jeunes filles gris et glacial pendant cinq ans, elle s’était efforcée d’échapper à son destin. Chaque fois qu’une vision poignait, elle faisait son possible pour dévier la révélation. Elle avait tout essayé : se pincer, réciter du Milton, mais rien n’y faisait. Elle était même allée, cette fois mémorable, jusqu’à planter une fourchette dans une prise électrique en espérant créer un court-circuit dans son esprit.
    En vain. Elle était incapable de tenir les vérités à distance. Elle devait se contenter de les ignorer et continuer à vivre, malgré l’inévitable et lancinante culpabilité, la colère et la frustration qui menaçaient de la consumer de l’intérieur.
    La plupart du temps, il lui suffisait de vivre.
    Et puis, il y avait les jours comme celui-ci.
    Elle amorça un virage et la mobylette rebondit contre une bosse sur la route. Elle se cramponna au guidon d’une poigne d’airain comme pour soumettre la Triumph à sa volonté.
    La silhouette d’un vieux manoir se dressait au-delà de la haie épineuse, ses murs de pierre tachés par l’usure et ses fenêtres embuées par des années de crasse. Des échafaudages couraient sur toute la longueur d’une aile, et des bâches claquaient dans la brise glaciale. Il n’y avait pas d’autres maisons alentour. Aucune voiture ni calèche n’encombrait la chaussée. Seule la forme obscure d’un cavalier filant à travers champs troublait la solitude de la scène.
    Estelle allait mourir.
    Estelle, qui gagnait sa vie en parlant aux morts, qui raffolait de ragots, de turbans et de ce vermouth italien sucré si onctueux. Estelle, qui n’avait pas son pareil pour intercepter Lily au moment précis où elle montait l’escalier, l’inviter à boire un verre ou à discuter, l’entraînant dans les remous de tel scandale ou tel autre.
    Il n’était pas facile de se faire des amis quand on savait des choses qui ne pouvaient jamais être révélées. À tout moment, Lily pouvait découvrir que les êtres chers à son cœur lui seraient enlevés. Estelle avait été la première depuis très longtemps à passer outre ses défenses soigneusement dressées pour se frayer un chemin vers son cœur. Et voilà qu’un monstre allait la changer en fantôme.
    Alors, Lily s’était enfuie. Elle avait quitté son appartement en trombe, emportant sa tenue de motarde dans la fraîcheur du matin. Elle avait pris le tramway jusqu’à Highgate, aux confins de l’étendue tentaculaire de Londres, et avait récupéré sa Triumph au garage, qu’elle pilotait à présent comme si elle pouvait distancer la douleur, la laisser derrière elle en redoublant de vitesse.
    Ses pneus dévoraient la route déserte, ses joues et son cou exposés offerts à la morsure du vent. Habituellement, rouler agissait sur elle comme un remède miracle, une panacée pour toutes sortes de maux. La sensation de filer dans le vent, de changer de trajectoire par un simple déplacement du poids, était ce qui se rapprochait le plus de l’impression de voler. Quand la frustration accablait Lily, une heure ou deux sur sa mobylette suffisaient à lui garantir une plénitude absolue.
    Pas cette fois.
    Galvanisée par le cavalier qui, au loin, dans les champs, venait de lancer sa monture au galop et survolait désormais les étendues d’herbe et de bruyère, Lily se coucha sur le guidon pour gagner en vitesse. Le moteur rugissait et tremblait sous son corps, résistant à ce qu’elle exigeait de lui, pourtant même poussée dans ses retranchements, la machine ne parvenait pas à chasser de son esprit le corps ensanglanté d’Estelle. Non seulement jouer les brise-cou ne l’empêcherait pas d’échapper à sa propre impuissance, mais elle se trouvait tout à coup prise de courbatures et de gerçures au nez.
    Rien n’avait changé. Rien ne changerait jamais.
    Soudain, un craquement aigu fendit le silence de la lande. La Triumph s’emballa tandis qu’une traînée de flammes lui zébrait la cuisse. Le moteur eut un raté et se mit à grincer. Les pneus dérapèrent sur la terre sèche. Puis l’horizon bascula et la moto la précipita au sol.
    Elle heurta violemment la route, dont la morsure déchira l’épais lainage qui lui recouvrait l’épaule. La mobylette tournoya sur elle-même, s’extrayant de ses jambes pour aller glisser sur la terre battue. Après quelques roulés-boulés, Lily s’arrêta finalement sur le dos, les bras en croix, les yeux vers l’immensité grise du ciel. Les nuages semblaient tourner lentement, tout là-haut.
    Le silence retomba, occupant l’espace qu’avait laissé le grondement du moteur de la Triumph. Elle ferma les yeux, se demandant vaguement quelle partie du corps elle avait pu se briser.
    Un nouveau bruit se fit entendre, d’abord diffus, puis plus intense, plus rapide : un martèlement de sabots qui s’écrasaient assez lourdement sur le sol pour qu’elle puisse les sentir à travers la terre, dans son dos.
    Ils s’arrêtèrent juste à côté d’elle.
    — Oh là, Béatrice, fit une voix chaude et virile.
    Elle rouvrit les paupières. Sa vue imprenable sur le ciel était gâchée par l’apparition d’un visage masculin penché sur elle, yeux sombres et cheveux ébouriffés par le vent.
    Il avait un petit côté prédicateur de campagne ; sans doute la coupe sobre de son épais manteau de laine noire, dont les poignets présentaient de légères traces d’usure. Un prédicateur de campagne aurait porté une cravate, cela dit. L’homme au-dessus d’elle n’en avait pas, pas plus que de chapeau ni de bouton supérieur à sa chemise. Le bouton négligé laissait le vêtement blanc ouvert au niveau du cou, révélant un triangle de peau claire parsemé de poils sombres. Un détail qui attirait bien plus son attention qu’il ne le devrait, songea Lily.
    Sa présence se détachait sur la toile de fond de la lande balayée par les vents, décor conçu de sorte que tout homme raisonnablement proportionné prenne des allures de héros tout droit sorti d’un roman des sœurs Brontë, ce qui n’arrangeait rien.
    — Vous êtes une femme, se récria-t-il en s’accroupissant à côté d’elle.
    — Oui, confirma Lily avec une grimace.
­    — Vous rouliez à moto.
    — Exact.
    — Quel effet cela fait-il ?
    La question était si déconcertante que Lily lui jeta un coup d’œil en se demandant s’il se payait sa tête. Mais son expression était franche, sa curiosité apparemment authentique.
    — À l’instant présent, ça fait plutôt mal, répondit-elle mollement.
    Elle allait pour se lever quand une main gantée de noir se plaqua contre son torse.
    — Vous ne devriez vraiment pas.
    Son accent le trahit. Sa voix riche était un peu saccadée, à la manière snob de la haute société, du côté d’Eton, sans doute, avec une touche d’Oxford. Il y avait quelque chose d’autre aussi, une nuance plus chaude, comme un petit accent du Nord.
    C’était un gentleman, malgré son absence étonnante de couvre-chef.
    Lily avait peu de raisons d’apprécier les gentlemen.
 

LE LYS DE FEU :
LES VENTS IMPÉRIEUX

Livre 4/4, 552 p.

Jacquelyn Benson

Format hardback avec jaquette

Avril 1918.

Dans une Europe dévastée par quatre années de guerre, une unité de soldats d’élite italiens est tuée de façon aussi brutale que mystérieuse. Le pouvoir qui court dans les veines de Strangford peut faire la lumière sur ce massacre… mais à quel coût ?

Pour sauver l’homme qu’elle aime et empêcher le monde de sombrer à tout jamais dans les ténèbres, Lily n’a d’autre choix que de faire confiance à un don qui ne l’a pas épargnée par le passé. Même si cela doit les propulser au cœur de la guerre.

Des rues de Paris aux mont enneigés des Alpes, en passant par les forêts ancestrales du continent, découvrez l’ultime quête des charismatiques.

 

Illustration de couverture © Syd Mills

Le Lys de feu : Les Vents impérieux