La Voleuse des toits

Laure Dargelos

Héroïne ayant soif de liberté, Éléonore Herrenstein vit dans un monde où le simple fait de posséder un livre est un crime. Parviendra-t-elle à rejoindre la rébellion et renverser le régime ?

Chapitre 1
Plume

    Une silhouette se laissa glisser le long du mur, telle une ombre mouvante parmi les ténèbres de la nuit. Ses pas couraient sur les pavés, à peine plus audibles qu’un souffle. Les sens en alerte, l’inconnu se dissimula dans le renfoncement d’une porte et tendit l’oreille. Nul ne pouvait échapper à la milice. Quelque part dans la capitale, des pantins en uniforme gris arpentaient le dédale de ruelles, leurs bottes cirées frappant le sol en un rythme incessant. Violer le couvre-feu était passible de mort, et pourtant une poignée d’audacieux n’hésitait pas à défier le régime.
    Avec précaution, l’être au manteau noir se risqua hors de sa cachette et escalada la devanture d’une maison de couture. Ses mains trouvaient naturellement leurs prises, usant du moindre rebord et des anfractuosités de la pierre pour se hisser jusqu’au toit.
    Reprenant son souffle, la silhouette rejeta en arrière son capuchon. Ses cheveux courts tombaient sur son front en mèches rebelles. La moitié de son visage était dissimulée sous un masque qui laissait entrevoir un regard bleu azur. En l’examinant de plus près, un observateur extérieur aurait été frappé par l’étonnant contraste entre la douceur de ses traits et son apparence masculine. Sous ces vêtements d’homme se dissimulait en réalité une jeune fille à peine sortie de l’adolescence.
    — Désolée, Frédérion, murmura Plume, mais votre boutique était la plus facile à escalader.
    C’était l’envie de vivre sans contraintes qui lui avait inspiré son surnom. Elle se remémorait souvent ce soir d’hiver où, blottie contre sa fenêtre, elle avait aperçu une plume minuscule virevolter dans le vent. Elle paraissait si légère, flottant dans les airs comme si elle ne voulait jamais redescendre. Plume savait que ces folles excursions ne dureraient pas éternellement. La milice avait ses espions aux quatre coins de la ville et, chaque jour, des hommes et des femmes étaient traînés de force dans les geôles du palais. Tôt ou tard, elle finirait par les rejoindre, eux, les oubliés de la société. À moins que cela ne soit une exécution pure et simple. Dans les ruelles, il n’était pas rare d’apercevoir des taches rougeâtres ; du sang qui, même des semaines plus tard, continuait de marquer le sol par son souvenir.
    Plus que des règles, c’étaient des interdits sur lesquels reposait la société. Une censure stricte s’imposait à toute forme d’expression : seule une cinquantaine d’ouvrages à la gloire du régime subsistait, et la musique se résumait à quelques airs destinés à animer les fêtes nationales. Quant à l’art, il avait été totalement prohibé. Durant les grands rassemblements, des flammes gigantesques dévoraient les derniers témoins d’un monde révolu où la culture ne se limitait pas à des dogmes. Enfermée dans un carcan d’obligations, l’existence avait perdu de sa spontanéité. Les délations étaient fréquentes, et chaque mois apportait son lot d’exécutions et de misère. Artistes, musiciens et écrivains étaient pourchassés sans la moindre pitié, et leurs œuvres systématiquement détruites.
    Plume refusait d’abandonner la lutte. Elle ne supportait plus ces gens qui détournaient le regard ou qui, s’abritant derrière leurs richesses, pardonnaient les horreurs du régime. La milice n’aurait jamais agi de la sorte si les condamnés n’étaient pas de dangereux criminels… Combien de fois avait-elle entendu cette opinion prononcée à demi-voix, comme si chacun cherchait à justifier l’inadmissible ?
    Personne ne méritait un tel sort. Plume avait huit ans lorsqu’elle avait été témoin de l’une de ces exécutions arbitraires. Un vieillard encadré de miliciens avait été contraint à un sinistre défilé à travers la ville avant d’être conduit au gibet. Son seul crime était de posséder des livres.
    La petite Plume s’était faufilée au premier rang du groupe de badauds amassés autour des officiers. Dans les yeux du malheureux se lisait un profond sentiment de dignité. Il ne semblait prisonnier d’aucune entrave, comme si son esprit s’était depuis longtemps affranchi de ses chaînes. À l’époque, elle n’avait pas saisi la grandeur de cette cause. Comment pouvait-on sacrifier sa propre vie pour un simple livre ? Ce n’était rien d’autre que du papier…
    L’image du condamné, pantin désarticulé pendu au bout de sa corde, était restée gravée dans sa mémoire. Au fil des jours, une certitude avait fini par s’imposer à elle. Le monde n’avait pas toujours été ainsi. Jadis, les hommes étaient libres de penser, et les ouvrages étaient le témoin de ce temps révolu. Cela valait la peine de mourir pour en préserver le souvenir.
    Plume s’était fait le serment de poursuivre ce combat. Seule, elle ne pouvait rien contre la société et les règles écarlates. Mais il existait une liberté qui jamais ne s’évanouirait. La liberté de rêver… Elle était devenue une voleuse des toits qui, à la nuit tombée, usait de l’obscurité pour dérober au gouvernement une part d’espoir. Un morceau de ciel étoilé qu’elle glissait sous son oreiller et qui l’accompagnait dans chacun de ses songes.
    Échappant à la milice et à leurs patrouilles, Plume se risquait dans les quartiers malfamés pour tracer à la craie d’immenses fresques sur les murs délavés. Ses œuvres éphémères disparaissaient sous la pluie ou étaient effacées par la milice au petit matin, mais le plus important était de transmettre un message : la promesse qu’un monde meilleur était possible.
    Un aboiement vint déchirer le silence de la nuit et l’arracha à ses pensées. Derrière les fortifications qui ceignaient la ville, le soleil allait bientôt se lever, chassant les ténèbres qui l’entouraient comme une présence réconfortante. Plume inspira une dernière bouffée d’air frais avant de se remettre en marche. D’un pas léger, elle passa de toit en toit, sa silhouette agile se confondant avec l’ombre des cheminées tandis qu’elle remontait l’enfilade de façades.
    Elle s’immobilisa près d’une demeure en pierres qui suscitait l’envie de tout le voisinage. C’était là que résidaient l’ancien ambassadeur et sa famille. Bien qu’il ait depuis longtemps cessé d’exercer ses fonctions, son statut suffisait à le faire inviter à toutes les soirées mondaines. Au premier étage, l’une des fenêtres était entrouverte. C’était la chambre d’Éléonore Herrenstein, la fille unique du couple.
    Sans un bruit, Plume se faufila par la fenêtre. La pièce était plongée dans la pénombre et, dans la cheminée, des braises mourantes laissaient deviner un imposant lit à baldaquin. Plume retira ses vêtements d’homme et, après avoir enfilé une chemise de nuit, se glissa sous les draps et s’endormit.

* * *

    — Mademoiselle Éléonore, il est l’heure de vous lever, fit une voix basse qui l’incitait plutôt à se rendormir.
    Plume fronça les sourcils avant d’enfouir son visage sous l’oreiller. Elle n’avait pas besoin d’ouvrir les yeux pour savoir que Madge, sa femme de chambre, n’allait pas tarder à tirer les rideaux. Une vive lumière pénétra dans la pièce, arrachant à la jeune fille un grognement sonore.
    — Il est presque huit heures, Mademoiselle. Je suis venue vous réveiller comme vous me l’avez demandé.
    Plume ne se rappelait pas avoir formulé une telle requête. Il pouvait être midi passé qu’elle ne serait toujours pas décidée à quitter la chaleur de son lit.
    — Il faut vous préparer, Mademoiselle, la cérémonie officielle va bientôt débuter.
    — Personne ne s’apercevrait de mon absence, de toute façon, grommela Plume.
    — Votre père tient à ce que vous soyez présente. Et puis, ajouta Madge dans un murmure, je crains qu’en vous couchant, vous n’ayez omis de réajuster votre coiffure.
    Plume se redressa d’un bond en portant une main à ses cheveux. Sous ses doigts, elle sentit ses mèches courtes. Si ses parents venaient à la voir sans sa perruque, c’était la guerre civile assurée. Bondissant hors du lit, elle se précipita vers sa penderie. Dissimulé sous ses robes de bal, un vieux coffre abritait le plus précieux des trésors : une perruque brune qui lui permettait d’afficher en public l’air respectable d’une demoiselle de bonne famille.
    Personne ne devait découvrir sa double identité. Plume avait quinze ans lorsqu’elle avait coupé ses cheveux sous le coup d’une impulsion. Ce n’était pas seulement de la provocation, mais plutôt l’envie de se libérer. Le besoin de courir sur les toits sans sentir cette masse de boucles lui tomber sur les yeux… Travestie et le visage masqué, elle espérait créer la confusion si la milice venait à la pourchasser. D’ailleurs, qui pourrait supposer que ce voleur des ténèbres était une femme et, qui plus est, la fille de l’ambassadeur ?
    Madge connaissait son secret, mais n’évoquait ses cheveux que sous des formules déguisées. Elle n’avait jamais posé de question. La première fois qu’elle avait coiffé sa perruque, le peigne lui était tombé des mains. Plume avait cru que son cœur allait cesser de battre, mais la petite bonne avait repris sa tâche comme si de rien n’était. Depuis, la jeune fille éprouvait à son égard un profond sentiment de reconnaissance.
    — Laissez-moi vous aider…
    Délicatement, Madge replaça sa perruque et arrangea ses cheveux en un élégant chignon. Assise à sa coiffeuse, Plume fixait sans le voir le reflet que lui renvoyait le miroir. Celui d’une aristocrate au teint pâle qui, chaque jour, se rapprochait d’un mariage qui ne ferait que l’emprisonner davantage.
    Avec des gestes lents, elle enfila une robe bleue resserrée autour de la taille par un ruban de velours. Autour de son cou, une longue chaîne argentée laissait apercevoir un médaillon au pourtour ouvragé dont elle ne se séparait jamais. À l’image d’un porte-bonheur, ce bijou l’accompagnait depuis l’enfance.

    Lorsque Plume descendit dans la salle à manger, son père apparaissait à peine derrière L’Orme glorieux, le seul journal autorisé par le gouvernement. Sous le symbole d’un arbre à douze racines, les gros titres proclamaient : « Une nouvelle victoire remportÉe contre Valacer ! La fin du conflit est proche ! » La guerre contre le royaume voisin durait depuis presque un demi-siècle mais, chaque année, les autorités ne cessaient d’annoncer l’imminence d’un traité de paix. Des messages de propagande poussaient la population à redoubler d’efforts dans l’espoir que ces temps de trouble viennent enfin à s’achever.
    — Bonjour, Père, fit Plume en s’asseyant à table.
    Elle étala de la confiture sur une tranche de pain en lisant à la dérobée l’article qui occupait la première page. Sans surprise, il était signé Camillus Malbert, ce journaliste dont l’optimisme s’accompagnait d’une bonne dose de contradiction. Il n’hésitait jamais à prédire la défaite écrasante de Valacer pour souligner, la fois suivante, la nécessité de doubler les effectifs militaires. La lecture de Plume fut malheureusement interrompue par le propriétaire du journal, qui replia l’édition du matin.
    Armand Herrenstein était un homme d’une cinquantaine d’année, aux cheveux grisonnants et au sourire bienveillant. Bien qu’il eût été autrefois ambassadeur, il s’exprimait rarement sur les sujets politiques et accueillait chaque déclaration officielle par un haussement de sourcils flegmatique. Plume n’avait jamais réussi à déterminer s’il s’agissait de sa façon d’approuver ou au contraire de critiquer les dérives du régime.
    — Des avancées dans le conflit ? s’enquit-elle.
    — Il est beaucoup trop tôt pour discuter de choses aussi graves à table, répondit M. Herrenstein. D’ailleurs, il me semble entendre les pas de votre mère, et vous savez à quel point un tel sujet l’ennuie.
    Son père était passé maître dans l’art d’éviter les questions. Sans doute avait-il vu trop d’horreurs, quand il était encore en poste en Valacer, pour souhaiter les revivre. Mais lorsque l’arrivée de Mme Herrenstein ne servait pas de prétexte, il évoquait les caprices des éléments ou des ordres pressants à donner aux domestiques. Aucun moment n’était opportun pour parler de la guerre.
    — Cette robe vous va à ravir, lança Idris Herrenstein en pénétrant dans la pièce. J’ai toujours dit que le bleu était la couleur qui vous seyait le mieux. Elle met vos yeux en valeur et M. Céleste a un goût exquis en matière de tissus.
    En dehors de la mode et des potins, peu de choses, en réalité, intéressaient la maîtresse de maison. Et si les décisions du gouvernement avaient moins d’intérêt pour elle que les frasques du fils Chrisaloy, attirer son attention sur un combat au-delà de la mer d’Oryat était quasiment illusoire. Plus jeune que son époux, Mme Herrenstein possédait – hormis sa beauté flétrie – une voix haut perchée qui lui permettait d’avoir toujours le dernier mot. Avec une certaine fierté, elle posa sur l’épaule de Plume une main pourvue de plus de bagues que de doigts.
    — Je suis certaine que notre chère Éléonore fera sensation aujourd’hui, déclara-t-elle avec emphase. D’après Mme Jusseau, de nombreux héritiers de la Ligue seront présents pour écouter le discours officiel.
    La Ligue écarlate regroupait les douze familles les plus puissantes du royaume, chacune gouvernée par un seigneur. Si ces derniers étaient pour la plupart des vieillards depuis longtemps exclus des affaires matrimoniales, leurs fils étaient souvent des célibataires dont la seule vocation était de se marier – ce qui faisait d’eux une proie rare. Faire entrer un tel atout dans son arbre généalogique assurait à quiconque richesse et prospérité pour les décennies à venir.
    — Ce n’est pas un bal, Mère, soupira Plume. Rien d’autre que la fête nationale, et tous les regards seront tournés vers l’estrade.
    — Mais vous serez légèrement à droite de l’estrade, fit observer Mme Herrenstein avec un indéniable sens pratique. Et surtout, vous serez l’unique femme à siéger aussi près du pouvoir.
    C’était la première fois que Plume était autorisée à accompagner son père. En tant que membre honorifique du Conseil, il assistait à la cérémonie depuis les gradins officiels. Mme Herrenstein avait aussitôt vu dans cet événement l’occasion de mettre sa fille en valeur, même si celle-ci devrait se contenter du coin le plus sombre de la tribune.
    Plume hocha la tête devant l’obstination de sa mère. Ses pensées n’avaient comme ligne directrice que cet unique objectif. À l’origine destinée à accroître le prestige de leur nom, cette quête du gendre parfait s’était imposée avec une force nouvelle depuis leurs récents déboires financiers. Tout avait commencé avec un investissement dans une société de textile. Cette compagnie était le projet ambitieux d’un cousin éloigné, de retour à la capitale après une longue absence.
    — Je vous assure qu’il n’y a absolument aucun risque, n’avait-il eu de cesse de répéter alors que des pièces d’argent s’entrechoquaient à chacun de ses pas.
    Les affaires promettaient d’être florissantes – « Seul un sot refuserait d’être mon associé ! » –, pourtant le cousin Barnabé avait choisi de prendre la poudre d’escampette en pleine nuit. À bien y réfléchir, rien ne semblait indiquer qu’il ait jamais été riche. Confrontée à la terrible perspective de devoir quitter les beaux quartiers, Mme Herrenstein redoublait d’efforts pour trouver une nouvelle source de revenus.
    — Dix mille merles ! s’exclama-t-elle en essuyant ses yeux à l’aide d’un mouchoir en dentelle. Comment pouvait-on envisager que cet escroc priverait notre Éléonore de son héritage ? Et nous voilà contraints de lutter pour la survie de notre famille, alors que ce misérable est parti sans laisser de traces. Qu’il ose se présenter de nouveau ici !
    Mais le cousin Barnabé n’avait pas eu la décence de sonner à sa porte, condamnant Mme Herrenstein à se lancer chaque matin dans une tirade sur la malhonnêteté.
    — Promettez-moi, ma chère, que vous sourirez durant la fête nationale, s’empressa-t-elle d’ajouter. Il vaut mieux avoir l’air crispée que triste et renfermée.
    — Bien sûr, mentit Plume.
    Elle haïssait la pensée de voir sa main marchandée au meilleur prix. Mais il s’agissait de la seule alternative à la ruine qui menaçait de s’abattre sur sa famille. Un sacrifice qui la priverait des toits et de ces rares moments de liberté durant lesquels elle s’autorisait enfin à être elle-même.

LA VOLEUSE DES TOITS

Réédition (sortie initiale : 2019), One-shot, 648 p.
Laure Dargelos
Format relié/hardback avec dorures

Laure Dargelos est lauréate du Grand Prix de l’Imaginaire 2022 (jeunesse francophone) et du PLIB 2022, pour son roman Prospérine Virgule-Point et la Phrase sans fin

Véritables piliers de la société, les règles écarlates ont prohibé toutes formes d’expression : l’art, la littérature et la musique n’existent plus. Chaque jour, la milice multiplie les exécutions pour asseoir l’autorité du régime.

Demoiselle respectable le jour et voleuse la nuit, Éléonore Herrenstein s’élève contre l’ordre établi. Elle qui espère rejoindre la rébellion et renverser le gouvernement, la voilà brusquement fiancée à l’un des hommes les plus puissants du royaume. Qui est donc Élias d’Aubrey, cet être impénétrable qui semble viser le pouvoir absolu ? Et pour quelles sombres raisons sa famille dissimule-t-elle une mystérieuse toile, peinte un demi-siècle plus tôt ?

Plongez dans un voyage au-delà du possible…

La Voleuse des toits

Laure Dargelos est née en 1991 et vit à Limoges. Après un passage en école de droit, elle se lance dans une formation éditoriale et devient correctrice en maison d’édition. Trois ans plus tard, elle décide de tenter la folle aventure de la publication et sort son premier roman, La Voleuse des toits, un récit de fantasy Young Adult. Applaudie par les lecteurs, Laure continue sur sa lancée. Prospérine Virgule-Point et la Phrase sans fin, publié aux éditions Rivka, est son deuxième roman.